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Je ne sais quelle tête j'ai pu faire en ouvrant ce mystérieux paquet. Il m'attendait sous le beau sapin, mais moi je ne l'attendais pas. Pas une seconde. J'attendais ma biographie de Gilles Verlant, oui, mais lui je ne l'attendais pas. J'avais même cette envie injuste, j'admets, de le boycotter. De maudire cette « jeune fille ». De lui dire que « si c'était vrai » elle aurait dû le garder pour elle, son petit secret si précieux. Mais j'ai quand même dit « merci » avec une petite moue dédaigneuse. Et le soir, dans ma chambrette, j'ai cédé à l'histoire de cette adolescente, de sa mob aux quatre coin de Paname, de son look androgyne et de cet homme qu'elle a profondément aimé. L'Homme à la tête de chou. En une nuit, le cadeau était englouti. En une nuit, j'ai compris que ce n'était pas une affaire de vente mais de cœur, le petit cœur d'une adolescente qui ne cessera jamais de dire « je t'aime » à un génie de la chanson française, à un homme hors norme.

 

Appuyer sur la touche rewind. Remonter le temps. Se retrouver 25 ans arrière. Se souvenir de ces années 80. La génération E.T. Le temps du mitterandisme, des nouvelles technologies, des premières radios libres, du « Thriller » de Michael Jackson. Se remémorer le temps de la légèreté, le temps des possibles et de l'espoir. L'espoir de Constance, jeune lycéenne parisienne, est de rencontrer un génie de la chanson française : Serge Gainsbourg. Elle a déjà croisé l'Homme à la tête de chou, en septembre 85, sur la scène du Casino de Paris. À quelques mètres de lui, son regard d'ado insouciante avait été charmée par « la complexité de l'œuvre immense » de ce mystérieux monsieur. Depuis ce soir-là, Constance a tout dévoré du beau Serge : les disques, les biographies, les interviews. Comme une vraie groupie. Sauf qu'elle, elle ira plus loin, elle ira sonner au mythique 5 rue de Verneuil, le fameux « Hôtel Particulier » de la piste 5 de l'album Melody Nelson. Là-bas, elle trouvera porte close et des milliers de dessins et messages d'admiration tracés sur les murs. Sur le trottoir d'en face, Constance s'assoit et se met à écrire tout. Son bouleversement, sa naïveté, sa lucidité, son adolescence à l'état pur, l'âge des possibles, l'âge de maîtriser le monde et d'agir sur lui. D'agir pour le rencontrer, lui, Gainsbarre, Serge Gainsbourg, Lucien Ginsburg. Elle glisse la lettre de cinq pages sous la porte où, à la fin de celle-ci , elle inscrit son numéro de téléphone encadré de ces deux mots : « Quelle folie ». Un mercredi après-midi, la folie se manifeste : un coup de fil. A l'autre bout du téléphone : « l'homme qui a reçu la lettre ». L'histoire d'amour peut débuter.

 

Lajeunefilleetgainsbourg« À 16 ans, on n'est pas fière, on est spontanée ». Parce qu'elle a gardé cette spontanéité propre au plus bel âge de la vie, Constance Meyer et son histoire si précieuse nous charme aujourd'hui, 25 ans après. Celle qui n'avait jamais fait état publiquement de cette relation incroyable livre un récit personnel, élégant dans sa tendresse, poétique dans son amour. La jeune femme sort de son silence de lycéenne et en quelques divulgations de sentiments à la pudeur bouleversante, elle anéantit nos  préjugés à la con sur l'opportunisme d'une énième conquête du magistral Gainsbourg. D'emblée la lecture de son récit apparaît comme légitime, alors que sur les étagères des librairies il vous faisait l'effet étrange d'un haut-le-cœur, quelque chose d'insupportable pour les amoureux de Gainsbourg. Or les pages défilent, et les amoureux et amoureuses de Gainsbourg sont pris à leur propre piège : soudainement il accorde toute sa confiance à la douce Constance. Comprenant par les mots de l'éternelle adolescente, qu'elle aussi elle l'a aimée ce Serge, pour les mêmes raisons que nous tous, pour encore plus de raisons que nous tous, parce qu'il était ce type hors norme, à la générosité extrême et au talent inégalable qu'elle a eu la chance de côtoyer.

 

Ode à l'amour, à la vie, à la jeunesse, à l'art mineur, La Jeune fille et Gainsbourg est une petite merveille de simplicité, que chaque gainsbourien et gainsbourienne normalement conçu se doit d'avoir dans sa bibliothèque, entre la monstrueuse biographie de Gilles Verlant et les mythiques volumes de Mon Propre rôle de Gainsbourg. La parole libérée de cette jeune fille, 25 ans après, réhabilite l'image de ce Serge à la dérive infini. Cette image qu'un fan de Gainsbourg doit généralement combattre contre les détracteurs de la prose gainsbourienne et de son initiateur : « Gainsbourg chantait mal », « Gainsbourg plaçait des mots salaces dans la bouche de ses partenaires de chant », « Gainsbourg était volage », « Gainsbarre était insupportable », Gainsbourg était ceci, Gainsbourg était cela. Gainsbourg était un génie point barre. Constance Meyer nous raconte surtout cet autre Gainsbourg, celui que les autres sont incapables de voir, comprendre et entendre. Celui de ces cinq années exceptionnelles : « Pendant cinq ans il va ainsi me tirer vers le haut, m'illuminer. Je vais adorer cette générosité hors norme et m'y habituer. Toutes ma vie, je chercherai ce type d'émotions, aussi stimulantes et riches. Serge a la classe de respecter et mettre en valeur la femme, sans laquelle il n'existerait pas. Le tout avec pudeur et délicatesse. À ses côtés, je suis une sorte de petite reine ».

 

Pudeur et délicatesse, voilà ce qui flânent sur les mots, les songes de cette gamine au look androgyne, rappelant étrangement celui de la Charlotte de Charlotte For Ever. Elle est, mais ne s'en vante jamais, la maîtresse de l'homme à femmes qui a l'habitude de fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve. Le bonheur Serge l'aura sans doute trouvé dans les bras de la gamine aux beaux poèmes. Car c'est le bonheur qui s'échappe de ces pages, des poèmes qu'elle lui écrit, de ces moments tendres à la fois familiers et tellement hors du commun qui ont pour théâtre le 5 rue de Verneuil comme les quatre coins de la capitale. Nuits blanches entrecoupées de longs moments gastronomiques, restaurants en pagaille, enregistrement en studio, virée au commissariat voisin, palace parisien, les souvenirs de Constance sont nombreux et s'étalent avec beauté et légèreté sous nos yeux qui commencent à être curieux. Curieux d'une telle relation, de cet amour qui n'a pas d'âge ou plutôt qui possède juste un chiffre : 41. 41 années de différence et cette simple définition, qui n'a de complexités qu'aux yeux de la société, pas aux regards des amoureux : « Il a 51 ans et c'est un grand gamin, j'ai 16 ans et une vraie maturité. On se complète ». Ne serait-ce pas ça le véritable amour : se compléter ?

 

À la lecture de ce court témoignage, on oublie les a priori qui nous faisaient boycotter au départ le récit de Constance Meyer. Envolée la voix de Jane chantant le bouleversant « Quoi » lorsque l'ado pénètre pour la première fois au 5 rue de Verneuil. Disparue l'image de Charlotte adolescente débarquant dans la chambre d'hôtel de son père partageant alors son lit et ses nuits avec une jeune fille de son âge. Les autres, ces proches que la mémoire des fans souhaite tant respecter, s'évaporent du décor en même temps que Constance s'approprie le décor, ce décor de rêve celui de l'hôtel particulier : « une véritable féerie de lumières, d'images et de splendeur : ça scintille de partout ! ». Et si ça scintille de partout c'est parce que le poète illumine les êtres et objets qui l'entourent. L'histoire veut que chaque objet de l'hôtel particulier possédait une place bien précise. La légende veut que chaque mot d'une interprète de Serge avait son sens bien précis. Car Gainsbarre le filou n'est qu'un voile jeté sur Gainsbourg le délicat, l'attentionné. « Il a la classe de respecter et mettre en valeur la femme sans laquelle il n'existerait pas » dit-elle. Elle a la classe de nous raconter tout ça, de poser des mots sur cette histoire d'amour unique, magique, éphémère, déraisonnable. Elle a la force de composer un exercice délicat : parler d'un être disparu, et de surcroit, un être qu'elle a aimé, tellement aimé, tellement bouleversé par cette relation au sommet de l'amour à 16 ans seulement, qu'elle ne pouvait par la suite que descendre de son piédestal gainsbourien.

 

En toute innocence la Constance du « Plus Doux avec Moi », duo avec Charlotte où Serge chante  en forme de clein d'oeil « Constant dans l'inconstance/Tu ne sais pas où tu vas », dresse, au-delà du portrait de l'artiste sophistiqué, le visage d'un homme aimé pour ses défauts et qualités. Le portrait de l'éternel enfant, ce « Rimbaud moderne » amoureux d'une lolita, comme dans ses chansons. La lolita qui l'aide à retrouver un semblant de jeunesse, de ce passé toujours nostalgique qui était le sien. Désespéré, vivant, enfantin, marginal, faux-méchant, mélancolique, sincère, son Gainsbourg est tout ça, est tout à elle, tout à nous. Son histoire si singulière est soudainement la nôtre, elle la ressuscite pour elle, pour se soulager de ce poids immense d'un premier grand amour trop mythique, tôt vite repris par le destin. Elle le réanime lui, et sa verve joyeuse et mélancolique, pour nous qui l'aimons aussi pour toujours.

 

« Par ce récit, je voulais aussi raconter à mes enfants l'histoire d'amour, de passion et de vie de leur mère adolescente. Et leur insuffler un vent de liberté sans préjugé, leur dire que tout est possible, à qui croit et désire ». Tout est possible, à 16 ans comme à n'importe quelle âge de la vie, c'est ce que la plume de la photographe Constance Meyer nous écrit dans ce majestueux point final à un amour sans fin. Petit bijoux de sensibilité, La Jeune Fille et son Gainsbourg redonnent ce que l'on a tous, hélas, perdu un jour : l'âme de l'adolescence et de ses possibles. Le temps d'une lecture, on a enfin remis la main dessus, sur cette petite chose si précieuse. La lecture est terminée, et dans notre for intérieur on a terriblement honte de l'avoir méprisée, car cette lecture fut aussi salvatrice qu'un disque du beau Serge sur la platine. Une élégante petite musique que l'on est pas prêt d'oublier. Une musique constante dans l'inconstance de la vie.

 

La Jeune Fille et Gainsbourg de Constance Meyer (L'Archipel)

Tag(s) : #Littérature
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