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« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque ». La citation de René Char ouvrait le livre d’entretiens menés par la journaliste Annick Cojean avec Gisèle Halimi, Une Farouche Liberté. C’est ainsi que la petite fille née dans un petit village près de Tunis a mené sa vie de femme. Aller coûte que coûte vers son risque, celui de mener une vie de femme comme un homme, les mêmes droits et les mêmes libertés, obtenus à grands coups de plaidoiries, d’engagements, de luttes acharnées au cœur d’un siècle riche en avancées pour les femmes.

Ces avancées bien que connues, il sera toujours plus qu’utiles de les rappeler, pour les chérir et les préserver, pour se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps ce que les filles avaient entre les jambes suffisaient à faire d’elle des citoyennes de seconde zone, membres du deuxième sexe, le prolétariat de l’humanité, humilié, malmené, sacrifié. Les filles de ce temps-là tirent peu à peu leur révérence, mais leur existence continue de hanter les mémoires de leur fille et petite-fille. Sûrement étaient-elles nombreuses dans les rangées de La Scala ce soir-là à Paris, admirant sur scène le duo formé par Ariane Ascaride et Philippine Pierre-Brossolette. Deux visages à l’interprétation puissante pour incarner la vie peuplée de combats, d’engagements et de colères de Gisèle Halimi telle qu’elle l’évoquait dans Une Farouche Liberté, ce n’était pas de trop, non. Gamine révoltée, étudiante en droit passionnée, avocate de citoyens et de citoyennes en quête de justice, inlassable combattante pour le droit des femmes, députée sans étiquette dans une Assemblée clairsemée de femmes… Halimi a toujours eu le même visage au fil de ses mille vies, dans un demi-siècle où la femme était vouée à n’en avoir qu’une. Reléguée au foyer à s’occuper d’un mari et des enfants, sans possibilité d’exister autrement.

La farouche liberté de Gisèle Halimi

Sur scène ce soir-là, dans une mise en scène orchestrée avec délicatesse par Lena Paugam, c’est cette possibilité de faire autrement qui était convoquée à chaque instant, à chaque étape d’un destin exemplaire car complètement défait des prérogatives de son temps, de son milieu, de son pays d’origine comme d’adoption.  « Tout est parti de l’enfance et de cette indignation ressentie dès mon plus jeune âge devant la malédiction de naître fille ». Le récit à deux voix retrace la genèse de ce destin hors norme. Servir les hommes de la maison, ne plus jouer avec les garçons quand les premières règles arrivent, devoir épouser un homme plus âgé, faire le constat après enquête qu’aucune femme dans la famille, les amis, la tribu n’avait gagné sa vie. Sa jeunesse est constamment habitée par une prise de conscience perpétuelle naturellement métamorphosée en indignation. La suite de sa vie se construira sur le même mode.

Jeune fille ou mère de famille, avocate ou femme politique, le tempérament de Gisèle Halimi l’entraînera toujours à vouloir le meilleur pour elle, et pour son prochain.e, à se ranger du côté de ce qui dérange la morale, l’époque. Les deux voix des comédiennes assènent les récits de vie, les faits historiques, les procès médiatiques comme des batailles aux échanges animés où Halimi s’engage corps et âme pour convaincre les jurés, les intellectuels, les politiques, la société entière. Au centre de la scène, une sobre estrade en bois accueille les discours enflammés des deux actrices, des deux Gisèles Halimi à différents âges de la vie, des discours lumineux parfois teintés d’ironie délicieuse sur la société patriarcale et son absurdité. L’une est montée sur l’estrade, l’autre l’observe souvent admirative et attentive sur un banc placé non loin, tel le public d’une audience, tandis que défilent en arrière-plan les visages qui ont croisé le talent de Gisèle Halimi, des visages qui, avec elle, ont réussi à faire bouger la sage société française des Trente Glorieuses. Il y a celui de Djamila Boupacha, militante du FLN accusée d’avoir posée une bombe à Alger, que l’avocate défendra au cours d’un procès devenu le procès des méthodes employées par l’armée française en Algérie. Boupacha avouera sa responsabilité après avoir été violée et torturée. Il y a aussi la camarade de nombreux combats, à commencer par celui de la guerre d’Algérie, Simone de Beauvoir. C’est aux côtés de l’auteure du Deuxième Sexe qu’elle signera le Manifeste des 343, paru dans Le Nouvel Observateur et avec qui elle fondera la même année le mouvement féministe Choisir la cause des femmes. Puis il y a les traits moins connus mais le prénom resté célèbre dans l’histoire du féminisme, celui de Marie-Claire Chevalier, cette jeune fille de 16 ans qui avortera avec l’aide de sa mère après un viol et dont le procès, illustre procès de Bobigny, contribuera de façon majeure à la loi Veil sur l’interruption de grossesse voté deux ans plus tard…

Par le choix de ses procès et de ses engagements politiques, Halimi a aidé à transformer la société française, à l'émanciper pour en finir avec des décennies d'avortements clandestins, des décennies de viol jugé comme délit et non comme crime, des décennies d'absence de parité en politique... Les faits défilent et les avancées sociétales avec, et dans la pénombre les visages des spectatrices en particulier pressentent les larmes qui montent. Elles viennent d'un autre temps, lointain, celui de leur grand-mère sûrement, de leur mère un peu et du leur malgré tout. Elles pensent en choeur à tous ces récits qu'elles ont entendu de la bouche des femmes de la famille, des amies, à ce récit qu'elles se racontent en permanence depuis l'adolescence : pourquoi ce deuxième sexe toujours, encore aujourd'hui ? Les larmes ruissellent en silence. Des larmes comme un merci, comme un "où en serions-nous sans des femmes de la trempe dès Gisèle Halimi et ses camarades", sans doute toujours esclave de nos corps subissant l'insupportable absence de liberté, destinés à endosser le destin de nos grand-mères. Ce destin dont Halimi ne voulait pas pour elle et pour les autres. Les autres qui aujourd'hui voudraient continuer à lui dire merci pour les larmes et merci pour la farouche liberté.

Tag(s) : #Théâtre, #Féminisme, #Gisèle Halimi, #Ariane Ascaride, #Philippine Pierre-Brossolette, #Une Farouche Liberté
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