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C’est d’abord un petit coup de vieux dans ta tronche et dans celle de l’époque. Le texte mis en scène sur les planches du théâtre de l’Atelier date de 2006, soit une décennie et deux petites années en plus. Inutile de recomposer la liste des faits écoulés autour de la cause des femmes depuis cette date. King Kong Théorie de Virginie Despentes se classe d’emblée dans la liste des faits et des textes indispensables à la pensée féministe. Il s’y classe en tapant du poing sur la table, en ajoutant son phrasé primitif aux côtés d’autres textes mythiques, mais surtout en brutalisant sa lectrice dans les sujets qu’il aborde (pour faire court : le viol, la prostitution, le porno). La lectrice y découvrant ce qu’on lui interdit depuis l’enfance : la violence, la rage, l’indélicatesse et tout ce qui fait tache dans le tableau bien cadré et policé de la féminité comme l’humanité en fabrique les frontières depuis des lustres.

 

Despentes était (le verbe conjugué au présent fonctionne également) une « bad lieutenant » de la littérature qui n’en avait rien à foutre de l’image qu’elle renvoyait et des mots qu’elle employait pour construire une oeuvre. Autant carrément le dire :  un ovni pour l’époque. Seul, un auteur mâle a le droit de raconter la misère sexuelle et la médiocrité de l’époque #michelsitunousentends. Elle n’aurait certainement pas écrit ce qu’elle a écrit si elle avait été belle à en faire tomber tous les mecs croisés sur son chemin. Et ça, elle l’a honnêteté de l’écrire dès la seconde page. Despentes écrit « King Kong Théorie » pour dire qu’elle ne s’excuse pas d’être ce qu’elle est, qu’elle s’y refuse et que via son aventure personnelle (la liberté, le viol et la prostitution), elle aimerait certainement apprendre à la tripotée de filles tenant son essai entre les mains à faire pareil, « prendre une meilleure route ».

La théorie de Despentes sur les planches

 

Lecture et pièce indispensables

 

Une décennie et deux années plus tard, en entendant ce texte fondateur qu’est King Kong Théorie déclamé à haute voix par trois actrices  sur la scène d’un théâtre respecté de la capitale, je me demande si la gamine de 2006 galvanisée par ces paroles inattendues, jamais entendues en 19  années d’existence, si cette gamine subsiste encore dans mon corps d’adulte incapable de se défaire des diktats croisés en boucle toute la journée, les murs des métros, les fils Instagram et les discussions entre filles entre autres - parce que la liste serait trop longue à énumérer. Pour une explication avec soi-même (et pas mal avec les autres aussi) King Kong Théorie mis en scène par Vanessa Larré au théâtre de l’Atelier est une pièce indispensable pour qui est apte à entendre la mascarade de toujours et surtout qui veut la déconstruire #bonnechance. Pas beaucoup d’hommes sont aptes, à en croire le sexe majoritaire de la salle ce soir-là (comprenez un public essentiellement féminin). Sur scène le mâle est omniprésent comme dans le texte de l’écrivaine. C’est lui qui soumet, lui qui ne reconnait pas le viol, lui qui exploite... la liste des fautes est elle aussi sans fin. Souvent partagée, la liste, les fautes d'ailleurs. Parce que attention chez Despentes il n'y a pas de multiples Catherine décevantes et consorts pointant « l’omniprésence du statut victimaire » de ces  dames comme on l’a entendu à l’automne dernier - mes oreilles en saignent encore. Non, chez Despentes et chez ce trio de comédiennes divinement virulentes, orchestrées par Vanessa Larré, transparait qu’il ne faut pas succomber à cette fatalité insidieuse ancrée dans une trouille perpétuelle et un refus de la violence.

 

 

Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave, et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger. Souffrir, et ne rien pouvoir faire d’autre. C’est Damoclès entre les cuisses 

Ne pas s'endormir sur ses lauriers

Sur scène, dans une ambiance mi peep-show, mi prolo, fidèle au bouquin, les trois actrices se lancent avec virulence dans la déconstruction de cette « entreprise politique ancestrale ». Ce n’est pas de tout repos, pour les nanas en scène comme les nanas dans la salle. C’est même carrément effrayant au départ. Même pour les lecteurs de la première heure, i faut s’accrocher, ne pas perdre le fil d’une pensée hyper logique, énergique dans une mise en scène qui est parfois tellement hypnotisante (caméra au poing, changement de décor, accessoires allant de la barbie au gode ceinture) qu’elle réussit parfois à jetter une ombre sur les fulgurances du texte. Fulgurances illustrées par les nombreux déplacements et actions des trois actrices (Anne Azoulay, Valérie de Dietrich et la puissante Marie Denardaud) qui traduisent à merveille l’éveil permanent que réclame cette cause pour ne pas s’endormir sur ses lauriers.
 

Le « je » punk de Despentes se décline ainsi en trois interprétations différentes qui participent ainsi pleinement à l’éveil constant avec ce texte qui cogne, qui heurte, capable de vous filer la larme comme la hargne. C’était un pari risqué de l’adapter à trois voix c’est finalement ce que réclame le texte de l'auteure et les actes en scène des actrices : prendre des risques, investir les espaces, investir sa vie, s’approprier son corps, être responsable et autonome. En un peu moins de deux heures, ces trois nanas ont parlé cette langue trop rare, celle sur laquelle, nul doute, lecteur du premier jour comme spectateur vierge de la fièvre de Despentes, vont se précipiter une fois le spectacle terminé. Histoire de se remettre les idées en place, de ne pas avoir de doute.

La théorie de Despentes sur les planches

Cette pièce, ce livre ont hélas, heureusement (jamais je ne trouverai le bon terme) le don de disséquer avec une violence inégalée le piège où l’éternel féminin s’enferme. Le vrai propos de Virginie Despentes étant que sa violence verbale n’est pas plus violente que le piège initial, à savoir se considérer comme un être inférieur de base. Quand je l’ai lu à 19 ans, je crois qu’elle était tout ce que je ne connaissais pas. Et aujourd’hui quand je conseille sa lecture, la lecture de ses "oeuvres de jeunesse" - King Kong Théorie et le monstrueux et euphorisant « Baise-moi » en tête - je prends bêtement des pincettes en mode « attention c’est pas Vernon Subutex hein, attention c’est particulier, c’est un genre de « Thelma et Louise » version trash » , reprenant manifestement une méthode que Despentes himself contesterait avec violence : adoucir les faits.

 

Despentes est la voix des sans-voix, le coup de poing avec bagues aiguisées que tes aïeux féminins ne t’ont jamais permis d'enfiler, personne ne t’a dit à l’époque la possibilité de son existence. Une existence salvatrice. Aujourd’hui encore, tu te dis que le monde serait moins rageant s’il y avait plus de paroles comme la sienne. Plus de monde dans cette salle pleine à craquer. Plus de mecs ou de meufs à l'écoute de Despentes sur les planches. Plus d’auditeurs pour entendre ce qui fut lu un jour en solitaire et t'es apparu comme une tournure de phrase, de comportement, les deux : évident. « La féminité, c'est la putasserie. L'art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un machin glamour. Ce n'est un sport de haut niveau que dans très peu de cas. Massivement c'est juste prendre l'habitude de se comporter en inférieure ». Voilà, pendant deux heures, Despentes mis en scène sur les planches t'offre l'occasion de briser l'habitude, pour deux heures et pour toujours surtout. 

Tag(s) : #Littérature, #Théâtre, #Virginie Despentes, #Paris, #Sorties, #Histoires et pensées du Deuxième Sexe
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