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Que penserait cette chère Simone de Beauvoir si elle s’apercevait que son titre se métamorphosait comme se métamorphose les pensées au fil des décennies ? Elle penserait sûrement qu'on a laissé crever à petit feu ce féminisme qu'elle chérissait tant. Que son Deuxième Sexe novateur a muté en un inquiétant Qui a peur du Deuxième Sexe ? À croire Cécile Daumas, auteure de cette nouvelle réflexion sur le féminisme, les apeurés sont nombreux et de tous bords. Sexes et âges confondus, classes sociales et opinions politiques mêlées (pour une fois). Tous tremblent face à la simple évocation de la surpuissance féminine. La puissance utopique d'un sexe encore relégué au rôle qu'on lui a gentiment assigné depuis que le monde est monde. Les Simone de Beauvoir et autres militantes d’hier et aujourd’hui peuvent pleurnicher sur leurs nobles et éternels combats. Ici, en cette époque schizophrène, les combats se sont envolés vers d'autres cieux. Le féminisme est en crise, et Cécile Daumas appuie là où ça fait mal. Vous ne voyez pas où ? Mais si, juste là. Là où la France s'enivre de l'essence féminine, mais ne supporte pas le moindre propos à consonance féministo-revendicative. Douce France, faudrait peut-être penser à consulter, ma belle…


QuiapeurdudeuxiemesexeSi la patrie pensait enfin à se regarder dans le miroir avec honnêteté, elle apercevrait un visage que les féministes d'antan ne reconnaîtraient pas, un visage que les luttes de jadis auraient combattu avec rage. Et Cécile Daumas, journaliste à Libération à la lucidité et l'humour cinglants, brosse un portrait impeccable et sans langue de bois de cette France-là. L'idée de son petit bouquin rose flashy, attirant l’œil au passage, repose sur un questionnement simple : « Et si la prise de pouvoir par les femmes n'était qu'un mythe ? » Sa méthode pour répondre à l’intolérable question s'avère imparable. Elle débute son argumentaire par un songe audacieux. Son livre sort début 2007, quelques mois donc avant l'élection présidentielle, l’occasion de s’offrir une pure fiction pour entame. Une fiction qui était, rappelons-le, possible à l'époque. Imaginez un peu : Ségolène Royal élue présidente de la République. Là, balancé comme ça en tout début d'argumentaire, l’inévitable se produit : comment a-t-on pu croire une seule seconde que cette société pouvait mener au sommet de l'État une femme ? Car ce « spécimen » inquiète. À en croire Cécile Daumas, les autres se méfient de lui autant qu’il se méfie de lui-même…


Les autres justement… La journaliste leur offre la parole afin de mieux soutenir sans doute sa thèse d'un féminisme sur le déclin dans une société moderne de plus en plus réactionnaire. Les autres sont des hommes, et pas des moindres, les défenseurs du premier sexe en première ligne : Éric Zemmour et Michel Schneider en tête. Pauvres hommes égarés entre l'hydre maternelle et l'attaque des rétrosexuels, sans oublier l'ignoble chiffre qui plane non loin de là : trente années de féminisme ! Trente années de trop où ces dames ont cherché à renverser l’ordre établi par les mâles. Mais que les nostalgiques de l'ordre viril se rassurent : l'essai perspicace de Cécile Daumas prouve combien le pouvoir ne se conjugue pas au féminin, contrairement aux idées reçues de chacun. Principale cause de ce tragique fantasme : trente ans de féminisme acharné dont les Français et Françaises (si, si, si !) ne veulent plus entendre parler. La surpuissance féministe angoisse les troupes françaises, et pour cause, le discours contre l'oppresseur masculin n'est plus à la mode. Quant aux avancées à conquérir en matière de parité, autant en parler à des sourds ! À l'heure des crises écrasantes, du chômage accablant et autres problèmes de société divers et variés, le féminisme est relégué à l'arrière plan.


Putain de maman !


Cécile Daumas place la mère tant aimée au premier plan. Oui, cette chère maman, fatalement opposée à son ennemie jurée : la putain. Celle-là peut se rhabiller, c'est maman qui a la cote avec son attendrissant bedon et sa boulimie soudaine. Ce premier plan si parfait dans le décor actuel justifie à lui seul le pourquoi du comment les femmes ne dirigent pas encore le monde : elles font des enfants. C'est à partir de ce constat tragique ou bienfaisant, selon le bord où l'on se trouve, que se crée la première inégalité homme-femme, parfaitement développée dans l'ouvrage notamment au niveau de la sphère professionnelle. Les chiffres parlent, si l’on veut bien prendre le temps de les écouter : 40 % des mères modifient leur activité professionnelle à la venue d'un enfant contre… 6 % des pères et 44 % d'entre elles quitteront leur emploi tandis que 90 % des pères conserveront une évolution de carrière identique. À partir de ces chiffres, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. « L'enfant est redevenu l'incarnation du sacré, la référence absolue de nos existences » et si vous n'acceptez pas ce diktat sociétal, vous êtes sacrément mal barrées dans la vie.

 

Mais aucune raison de céder à la panique. Car un étrange et persistant paradoxe est mis au jour par la journaliste : « On reproche aux femmes leur surpuissance maternelle tout en les enfermant dans la maternité. » Pour tester cette remarque, il suffit d’analyser le phénomène « Ségolène Royal », Ségo période présidentielle 2007. La peur bleue du bon peuple se nichait dans cette crainte d'une transformation de notre chère patrie en crèche de proximité et des citoyens en assistés par la dame du Poitou. Cette attitude hypocrite et misogyne en dit long sur l'ouverture d'esprit d'une société soi-disant moderne. Aux yeux de celle-ci, une femme ne pourrait faire de la politique autrement qu'en maternant son prochain. Dernier bastion masculin, le monde politique est une montagne périlleuse à gravir pour la femme. Car en plus d'arriver saine et sauve au sommet, il lui faut réussir par la suite à trouver le juste équilibre pour survivre tout là-haut : « Autoritaire comme un homme on dira que ce n'est pas une femme. Douce et compréhensive comme une mère, on dira qu'elle ne sait pas diriger. Comment exister et être légitime sans passer pour une incompétente ou une dame de fer ? »


Quatre ans plus tard, la question posée par Cécile Daumas (qui a peur du Deuxième Sexe ?) se veut encore d'actualité. Du journaliste au citoyen lambda, tous continuent à ranger la femme politique dans une case bien précise : incompétente ou dame de fer. Aucune autre case ne peut lui être destinée. Vous noterez bien évidemment que le mâle politique n'a pas le droit à un traitement similaire. Tant mieux pour lui. Mais pendant ce temps-là, la ménagère n'a ni le temps de faire ni même de s'intéresser à la chose politique. Puis franchement, elle a raison, y'a de quoi s'en foutre royalement. Il y a la piscine avec les copines, le ménage de la maison, les courses à faire et les gosses à nettoyer… enfin à s'occuper. Madame se mélange les pinceaux, et pour cause : on lui demande d'être au four et au moulin. Même si tout le monde est fatigué de son rôle de « superwoman », tous lui demandent quand même de l’endosser : son mari en priorité, ses enfants consommateurs, ses magazines féminins, sa propre mère féministe d'un autre temps qui n'imagine pas s'être battue pour rien. Alors forcément, bête et disciplinée, la « superwoman » de l'An 2000 obéit à ce petit monde qui demande la même chose depuis que la terre est ronde. Alors oui, travailles, séduis et jouis ma belle parce qu'on te le demande, un point c'est tout. Mais depuis une dizaine d'années – hélas pour la patrie ! –, les « superwomen » craquent littéralement. Elles empruntent le chemin inverse de leurs mères féministes : retour immédiat à la case foyer, Mesdemoiselles ! Quand la nouvelle génération ne dénigre pas le féminisme de jadis, elle l'accepte mais ne souhaite pas le poursuivre. Les horaires de travail sont incompatibles avec la vie de famille, et le deuxième sexe d'aujourd'hui ne veut pas reproduire le sacrifice du deuxième sexe féministe d'hier. Que faire ? Travailler à l'évolution des mentalités dans un premier temps et réformer le monde du travail par la suite ? Pas de vraies réponses mais une inquiétude certaine : « Si l'entreprise continue de promouvoir le modèle du surinvestissement professionnel, si la société ne prend pas en compte la nouvelle donne induite par le travail des femmes et la volonté des pères de ne plus jouer un rôle symbolique mais bien réel auprès de leurs enfants, le mythe de la mère surpuissante a de beaux jours devant elle. » Société française, tu peux trembler d'avance !


Sois belle et tais-toi


Après la maman, la putain et la femme surpuissante arrive le stéréotype suprême : la connasse du Baron...  ou plus exactement selon Cécile Daumas « la bimbo du Baron ou le paradoxe de la féminité ». Chapitre extrêmement utile à la compréhension du poids inhumain qui repose sur les épaules des femmes de tout milieu et tout âge, cette dernière (et brillante) démonstration de la journaliste met en lumière la féminité paradoxale exigée par une société aliénante et schizophrène. Si la femme des années 80 devait jouer les conquérantes viriles, celle des années 2000 doit apprendre à s'adoucir et tempérer pour obtenir l'impossible formule magique : active mais pas trop, ambitieuse mais pas trop, intelligente mais pas trop, sexy mais pas trop, maternelle mais pas trop et bien inévitablement drôle mais pas plus drôle qu’un mec ! Ce nombre atroce de restrictions définissent à eux seuls la gent féminine : une rencontre impeccable entre la connasse bonnasse et l'intello ultra-prise de tête. Or cette subtile alliance, que l'on nous vend comme processus obligatoire pour réussir sa vie de femme, est loin d'être un cadeau pour le deuxième sexe. Si les défenseurs de l'ordre viril se disent « désorientés » par la perte de leur autorité face à la suprématie féminine, les femmes peuvent elles aussi s'avouer « désorientées » et crier au scandale face au fait imposé : concilier l'inconciliable. C'est ici que Cécile Daumas fait intervenir les bons mots de la féministe phare des années 2000 : Virginie Despentes. La romancière apporte depuis plusieurs années maintenant un œil neuf et intransigeant sur la question de la femme dans la société contemporaine. Toute sa pensée est résumée avec son brillant manifeste pour un nouveau féminisme, King Kong Théorie : « Jamais aucune société n'a exigé autant de preuves de soumissions aux diktats esthétiques, autant de modifications corporelles pour féminiser un corps. En même temps que jamais aucune société n'a autant permis la libre circulation corporelle et intellectuelle de la femme. »


Dans Trouble dans le genre, la philosophe américaine Judith Butler pointe du doigt la comédie inévitable et ancestrale que l’existence impose aux humains. « On joue à l'homme et à la femme », explique t-elle. Pour la spécialiste du genre, la rigidité des modèles imposés, fossilisés par la nature avec le temps, ne peuvent plus être d'actualité : « La différence des sexes nous structure, il n'est pas obligé qu'elle nous détermine. » Mais que les grands angoissés de l'indifférenciation sexuelle cessent de paniquer, et de déblatérer des monstruosités sur les plateaux télé à des heures de grandes écoutes. Le mâle viril a de beaux jours devant lui, tout comme sa copine la bimbo. La société se féminise, se maternalise aux yeux de certains ? Sottise, leur répond Cécile Daumas à grands coups de statistiques. En 2007, les femmes représentent 80 % des bas salaires, 82 % des temps partiels, 80 % des tâches ménagères, 77,5 % du temps consacré aux enfants, 12 % des députés, 8 % des membres de conseil d'administration. Et la liste ne s'arrête hélas pas ici. Elle continue à sévir au quotidien, à contredire la pensée actuelle qui voudrait bien donner raison aux nostalgiques de l'ordre viril. Mais il n'y a aucune nostalgie à avoir puisque celui-ci règne toujours sur les esprits.


Face à cet état des lieux consternant, le féminisme est en panne. Dans un environnement où les crises de toutes sortes s'enchaînent, lui non plus ne peut éviter la crise idéologique. Les slogans d'antan ne sont plus opérants, plus question de dénoncer l'oppresseur masculin. Les slogans non plus ne sont plus efficaces, et pour cause. Renié par les femmes, discrédité par les angoissés de la surpuissance féminine, le féminisme fait trembler les chaumières françaises. Face à ce cataclysme idéologique, Cécile Daumas, alarmiste, réclame un réveil immédiat des consciences : comment réanimer ce combat abattu en si bon chemin ? Faire des lois, refaire des éducations entières, foutre une claque mémorable aux pensées arriérées. La liste des actes à entreprendre est longue mais elle ne demande qu'une seule chose : être entendue parmi toutes les nobles causes pour lesquelles il faut se battre pour l’avenir.


« Genre et sexualité sont des affaires complexes. Mais rappelons juste un fait. La différence des sexes, qui induit d'emblée un rapport d'infériorité et de différence entre hommes et femmes, n'est pas inscrite dans le marbre de la nature. Elle n'est ni naturelle, ni figée pour l'éternité. Elle évolue et varie au gré des individus, des expériences et des parcours de chacun. Elle est le produit d'une société ; d'une culture, d'une époque. La spécialisation sexuelle, qui découle de la différence des sexes, est une idéologie comme une autre. À la différence de guides conjugaux vendus à des millions d'exemplaires, nous pouvons donc réaffirmer sans nous tromper : non, les hommes ne viennent pas de Mars, non, les femmes ne viennent pas de Vénus. Et personne ne tombe de la lune. »


Qui a peur du deuxième sexe ? De Cécile Daumas (chez Hachette Littératures)

 

 

Tag(s) : #Histoires et pensées du Deuxième Sexe
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