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Quand Gainsbourg s'essaie à l'art de la caméra en 1976, dans un désir perpétuel d'incarner l'artiste absolu, il décide de mettre en image l'histoire de sa plus tragique vérité, l'histoire de sa plus belle chanson d'amour écrite en 1967 pour Brigitte Bardot : « Je t'aime moi non plus ». Cette réplique cultissime et désarmante évitera de très près la censure musicale à l'époque comme la censure cinématographique à sa sortie en salles. Car en bon roi de la provoc' assumée, Gainsbourg ne pouvait tourner qu'un film sulfureux où l''amour physique est fatalement « sans issue ». Un amour provocant et dénudé, où les corps s'entremêlent avec autant de beauté que de dégoût, se parlent avec autant de mépris que de passion. Je t'aime moi non plus est un ovni cinématographique fidèle à l'esprit torturé de Gainsbourg le génie et fidèle à l'époque des seventies où les mots sont crus et les héroïnes érotiques.

 

L'héroïne est Jane B. La célèbre « anglaise de sexe féminin », muse de Gainsbourg et, à l'époque, poupée naïve du cinéma français que les réalisateurs s'arrachent pour des comédies légères. Gainsbourg, pygmalion ingénieux, pousse sa douce ingénue au bord du précipice en lui offrant un rôle tragique. Celui de Johnny Jane. Ce nom-là vous dit certainement quelque chose. Et pour cause. Johnny Jane n'est autre que l'héroïne de la mélancolique ritournelle : « La Ballade de Johnny Jane». Celle qui traînait ses baskets et ses yeux candides sur des « no man's land et les lieux sordides ». L'attendrissante Johnny Jane est l'incarnation suprême d'une vérité gainsbourienne : « L'amour physique est sans issue ». Une vérité que Gainsbourg souhaite démontrer sur grand écran. La recette de cet amour physique est simple. Prendre un coin paumé de l'hexagone (près d'Uzès), transformez-le en no man's land sordide, où la crasse vient côtoyer le sublime comme dans un road-movie à l'américaine. Dans ce décor surréaliste, plantez un snack misérable. Baptisé le « Boris » en hommage à votre idole Boris Vian. Derrière le bar de l'endroit, où les mouches volent et les clients demeurent invisibles, placez une jolie jeune fille au look androgyne. Une Johnny Jane en jean, baskets et cheveux courts. Une Johnny Jane de dos, tellement androgyne, que Krass, le client derrière le comptoir, la prendra pour un mec. Un mec dont il tombera fatalement amoureux puisqu'il est « pédé » comme le crie Johnny Jane bien plus tard, au moment de leurs troublantes étreintes.

 

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Le décor de l'amour physique et sans issue est installé. Gainsbourg peut dès à présent observer sa décrépitude. Une observation désirée comme tragi-comique, à l'image de la vie. Dans son camion à benne, Krassky (Joe Dallessandro, sex-symbol du cinéma underground américain), bel apollon blond au corps lisse et aux fesses parfaitement dessinées, semble s'être échappé d'une médiocre sitcom proprette à l'américaine. Le beau gosse se retrouve paumé dans le trou du cul du monde flanqué de Padovan, son compagnon camionneur, son compagnon tout court d'ailleurs. Dans leur camion jaune débordant d'ordures répugnantes, attirant les corbeaux et les mouches à leur passage, les deux hommes déambulent dans les décharges publiques. Dès les premières minutes, Gainsbourg prend un malin plaisir à incruster tous les ingrédients sensibles à provoquer le dégoût. Puis, dans cette atmosphère poisseuse où l'ennui existentiel semble être la seule véritable occupation (outre les parties de jambes en l'air inévitablement, on est pas chez Gainsbourg pour rien), on voit débarquer un corps filiforme et de dos : l'incarnation même de la beauté. Des cheveux courts, une nuque nue, des frêles épaules et une petite paire de fesse plongée dans un jean délavé. « Hey mec ! » interpellera Krass. « Oh merde ! » ajoutera t-il immédiatement. Le mec est une nana, et quelle nana ! La nana de Serge. La petite anglaise prête à tout pour réaliser les fantasmes artistiques de son pygmalion. La petite nana qui tire son épingle du jeu dans cette réalisation, plus troublante que choquante, plus touchante que réussie. Une œuvre incomprise, brisée par la critique de l'époque, ce qui lui vaut certainement aujourd'hui ce regard tendre posé sur cet amour marginal titubant sans cesse entre ridicule et sublime.

 

Sublime par exemple, ces instants où Krass joue au mâle et où Johnny Jane craque. Sublime la scène de ce bal crade dans un hangar annexe du snack, où Krass et Johnny Jane dansent un slow sur une version balloche de « Je t'aime moi non plus ». Dans cette séquence tout est miteux au possible : le groupe de rocker provinciaux (interprété par Au Bonheur des Dames, groupe qui cartonne à l'époque), les couples ridicules, les stripteaseuses corpulentes. Tout respire la saleté, et pourtant sous cette atmosphère poisseuse, il y a du Fellini dans les corps, du destroy dans cette étreinte improbable entre une garçonne et un « pédé » à l'allure virile. La caméra de Gainsbourg tourbillonne autour de ce couple improvisé, c'est un geste profondément naïf mais complètement beau. La maladresse de l'artiste enchaine souvent cette émotion particulière, cette sensation d'élégance dans le médiocre. Sensible et esthétique, quoi qu'on en dise, Je t'aime moi non plus est la résultante des tourments éternels et gainsbouriens : le désespoir, la mélancolie, l'amour passion, la tendresse sans illusion. La résultante aussi des arts que l'artiste a pu effleurer depuis son passage, dès son plus jeune âge, aux Beaux-Arts : peinture, architecture, musique, cinéma, littérature. Sous ses allures sexuelles, Je t'aime moi non plus contient tous les ingrédients nécessaires au charme du poète. « Si le film est sexuel c'est parce que c'est là, c'est dans la vie » répondait Jane Birkin aux attaques des critiques de l'époque. Je t'aime moi non plus est, certes dans la vie, mais cela n'empêche pas sa fougue poétique et destroy, sa petite musique cinématographique à la Gainsbourg, de sonner faux à certains endroits.

 

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Première faille majeure à cette histoire provocante : des dialogues graveleux sans pertinence, une poésie crue à laquelle on préférera, et de loin, les longs silences des regards affectueux de Johnny Jane et Krass. Regarder un couple d'homos se balancer des sous-entendus salaces à deux balles à chaque instant, on pouvait espérer mieux de la part d'un génie de la langue française. Envolé ici le talent admirable de Gainsbourg le poète-voyou dont la principale force était de plonger dans la bouche des plus sages jeunes filles des histoires érotiques camouflées, d'une bien ravissante façon, par la grâce des mots. Non, ici Gainsbourg s'en donne à cœur joie : sa Johnny Jane suçote des asperges (à la crème inévitablement) sous le regard de l'homme qui tente en vain de l'aimer. On notera également la présence surréaliste et peu soignée de notre cher Gégé, Depardieu époque Blier, qui débarque d'on-ne-sait-où le temps d'une seconde, pour balancer cette réplique mémorable et déconcertante : « Avec cet engin-là, j'en ai envoyé plus d'un à l'hosto ! » tout en léchant l'oreille de son cheval ! Hélas, ceci n'est point du Blier...

 

Au ras du langage donc, Gainsbourg cinéaste rame pour élever la pensée de sa narration tragi-comique. Étrangement, sa composition brille un peu plus au moment où Johnny Jane et Krass décident enfin de franchir le cap qui les sépare : la sexualité. Dans une chambre miteuse, Johnny Jane tente, en vain, de se donner à son beau Krass. « Je peux pas !» lâchera l'apollon, ce à quoi l'accent mythique de la petite britannique répondra : « Pédé ! Pédé ! Pédé ! ». Comme il n'y a pas trente-six manières d'arriver à  avoir ce qu'elle désire, le corps squelettique de Jane rampera au sol pour mieux se retourner sur lui-même et attendre la venue de celui qu'elle n'aura réellement jamais autrement que par le corps. Le beau camionneur pédé sodomisera la ravissante petite anglaise d'un comme accord, et le tour est joué... et plutôt rejoué. Car Johnny Jane hurle tellement durant l'acte (de douleur ou de plaisir, ça l'histoire ne le dit jamais) qu'elle contraint leur histoire sexuelle et amoureuse à l'errance. De lieu sordide en lieu sordide, de motel en motel, Johnny Jane et Krass s'offrent quelques brefs instants torrides. Pour terminer finalement à l'arrière du camion benne, où Jane lance des « Je t'aime » dans le vide. Des « Je t'aime » auxquels Krass n'a même pas la présence d'esprit de répondre : « Moi non plus ».

 

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Je t'aime moi non plus est un joli thème, comme le dit la chanson, une mélodie revenant flâner avec mélancolie dans le grand vide de l'existence. Je t'aime moi non plus n'est pas un chef-d'œuvre, et pourtant on y décèle quelques trouvailles épatantes. Ce travelling arrière sur les corps de Johnny Jane et Krass allongés à terre, contemplant une « montagne de merde », « la nausée des villes, la vomissure des hommes, la source du Styx »/ « C'est quoi le Styx ? »/ « Le fleuve des enfers, coco ! ». Oui, il y a chez Gainsbourg cette beauté naïve dont Jane est l'incarnation. Cette beauté lâchée dans la laideur d'une scène ou d'un monde. Cette beauté marginale fascine l'esthète et les spectateurs mais elle n'évite, hélas, pas l'ennui d'un propos qui n'est pas assez abouti. Car hélas, Je t'aime moi non plus n'a rien de choquant. Deux ou trois scènes de sexe faussement torrides, des personnages secondaires marginaux mais complètement faux, puis un final agonisant où l'amant de Krass, Padovan, tente d'étouffer sous un sac plastique la petite garçonne au corps frêle. Elle finira nue dans l'immondice de son snack en criant un simulacre haineux : « Tu me dégoûtes ! Fous le camp pédale ! ». Le spectateur n'est pas dégoûté, lui, à peine troublé, et c'est là  tout le problème. (Johnny) Jane a beau nous émouvoir à en crever, ce Je t'aime moi non plus, n'a finalement pas été à la hauteur de nos espérances. On n'a plus qu'à écraser d'un poing rageur notre œil humide. Regret éternel, Serge.

 

La Ballade de Johnny Jane :

 

 

 

Extrait Je t'aime, moi non plus :

 

 

 

 


Tag(s) : #Cinéma
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