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Elle est l'auteure du Deuxième Sexe. La féministe par excellence. L'intellectuelle suprême, aussi exigeante avec les autres qu'avec elle-même. La jeune fille rangée renonçant définitivement à sa foi en Dieu, préférant de loin sa foi en l'Homme. Elle est aussi la compagne de Sartre, la fameuse instigatrice des amours nécessaires et contingentes. L'amante passionnée d'un amour transatlantique. La mère non pas d'enfants biologiques mais de tous les enfants du féminisme. Simone de Beauvoir incarne avec force toutes ces femmes, ces identités éparpillées tout au long d'une vie captivante pour les uns, honteuse pour les autres. Mais pour les uns, ceux qui la calomnient, comme pour les autres, ceux qui l'adulent, il serait bien nécessaire d'ouvrir un petit récit méconnu pour mieux cerner ce personnage si célèbre. D'entrer dans une centaine de pages, aussi concises qu'attendrissantes, aussi sentimentales qu'analytiques. Découvrir cette confession étonnante et littéraire dépouillée de tous ces a priori lassants sur ce symbole du féminisme qu'elle fut, et qu'elle restera à jamais. Rencontrer une Beauvoir très douce. Une belle image inconnue ne nuisant aucunement à son combat de toujours : la liberté de chacun, et plus particulièrement la liberté de ce « deuxième sexe ».

 

BeauvoirLe meilleur de Beauvoir

 

Une Mort très douce fait le récit de cette belle image de Beauvoir, à travers un autre récit très personnel : la mort de sa mère Françoise de Beauvoir. Le 24 octobre 1963, alors que Simone de Beauvoir est en voyage à Rome avec Jean-Paul Sartre, elle reçoit à son hôtel un coup de fil de son ami Bost qui appelle de Paris. « Votre mère a eu un accident, dit-il. Elle est tombée dans sa salle de bain et s'est cassée le col du fémur ». Beauvoir raccroche et se précipite au chevet de sa mère. Elle y restera pendant quatre semaines. Jusqu'à la mort de Françoise de Beauvoir. De ce drame personnel, drame universel, Simone de Beauvoir, l'écrivaine, la philosophe, donne le meilleur d'elle-même (selon la critique du Monde de l'époque). Ce « elle-même » si secret, autant secret que celui de l'adolescente des Mémoires d'une jeune fille rangée. Si dans cette première pierre de son impressionnante bâtisse autobiographique, elle livrait avec la rage de son jeune âge son « récit de non-conversion » à la morale bourgeoise comme à Dieu, dans ce modeste récit de 160 pages rédigé à l'âge de 54 ans, elle confesse avec une sincérité désarmante cette incompréhension soudaine face à cette mort qui capture des êtres aimés.

 

Françoise de Beauvoir incarnait cet être-là. L'être aimé comme tant d'autres. Ce parent qui ne comprenait pas son enfant, comme l'enfant ne comprenait parfois pas son parent. Sauf qu'elle, elle avait pour fille une écrivaine ambitieuse, une philosophe acharnée, une féministe engagée. Trois métiers pour une seule femme. Trois dénominations qui n'avaient, à l'époque, pas la cote. Alors forcément, les Beauvoir mère et fille ne pouvaient avoir de très bonnes relations. Chacune enfermée dans un univers étranger pour l'autre, la contestation pour la fille, la soumission pour la mère, elles se sont pourtant aimées, et ce en silence. Une Mort très douce fait le récit de cet amour à double sens. Un amour soudain qui étonnera plus d'un(e) lecteur(rice) de Beauvoir, tous habitués à l'écouter avec passion disserter sur ce cocon familial et sa dictature de la morale bourgeoise. Derrière ce dédain profond qui a construit Simone de Beauvoir en tant que femme-philosophe-écrivaine apparaît soudainement cette échappée belle de sentiments. Une soudaine affection pour cette mère aimée, puis haï, devenue subitement « une pauvre carcasse sans défense ».

 

À travers la (re)naissance d'un amour profond pour cette mère, la plume de Beauvoir dessine à merveille l'horreur, la cause de cette amour soudain : la mort. La Mort rode dans cette modeste chambre d'hôpital. Sur le corps de Françoise de Beauvoir comme dans la tête de ses deux filles, Simone et Poupette. Ainsi l'écrivaine s'évertue à disséquer l'incompréhensible, comme elle l'a fait dans ses précédents ouvrages. Car la force de Beauvoir réside dans cette caractéristique phare de son art : disséquer pour mieux saisir les rouages d'un fait incompréhensible. Ici, le fait en question est la finitude de l'âme humaine et au-delà l'honteuse vieillesse. Pourquoi la qualifier de « honteuse » ? Parce que Beauvoir observe la décrépitude d'une âme et d'un corps. Celui de sa mère.

 

Dompter la mort pour mieux l'écrire

 

La chute de Françoise de Beauvoir va amener les médecins à découvrir l'affreuse maladie dont elle est atteinte : le cancer. Il est certainement trop tard, mais la décision est prise de l'opérer, puis de la maintenir pour un temps restreint en vie. Pendant que les médecins promènent leur arrogance de chambre en chambre, Beauvoir utilise son premier talent : le sens de l'observation. Son regard se pose partout : sur le monde médical, les infirmières, les familles, les patients et puis cette mère pour laquelle elle avait la certitude qu'elle ne verserait aucune larme à sa mort. Or la mort se pointe, et Beauvoir ne peut lutter contre elle. Elle prend subitement possession de ce corps qui l'a mis au monde, et Beauvoir se doit de poser des mots sur ce mal étrange qui ronge sa mère de l'intérieur comme l'extérieur.

 

Il y a d'abord « cette pauvre carcasse sans défense, palpée, manipulée, par des mains professionnelles, où la vie ne semblait se prolonger que par une inertie stupide ». Mais ce qui frappe avant même la vision de ce corps frêle, c'est l'oubli flagrant devant la mort des interdits, des règles aliénantes qui avaient opprimé cette femme, à qui on avait appris à serrer elle-même étroitement ses sangles. Ainsi Simone de Beauvoir avoue l'immensité de sa surprise face à cette mère qui soudainement n'a plus aucune pudeur et exhibe avec indifférence « un ventre froissé » et « un pubis chauve ». « Voir le sexe de ma mère : ça m'a fait un choc, raconte t-elle. Aucun corps n'existait moins pour moi _ n'existait davantage. Enfant, je l'avais chéri; adolescente, il m'avait inspiré une répulsion inquiète; c'est classique; et je trouvais normal qu'il eût conservé ce double caractère répugnant et sacré : un tabou. Tout de même je m'étonnais de la violence de mon déplaisir. Le consentement insouciant de ma mère l'aggravait; elle renonçait aux interdits, aux consignes qui l'avait opprimée toute sa vie; je l'en approuvais. ». Victoire de Beauvoir ? Non, seulement tragique vérité de son combat éternel.

 

Le courage face à l'inintellegible

 

Face à cette mort soudaine, déclenchant cette imprévisible affection, Simone de Beauvoir parle comme une écrivaine et analyse comme une philosophe. Une Mort très douce est souvent qualifié de récit, mais il est aussi autobiographique que philosophique. Il y a dans ces pages sincères et émouvantes, tout un pan de la philosophie du Castor. Outre la mort d'un être cher, elle s'octroie quelques passages fort intéressant sur les médiocres conditions de travail du personnel soignant, l'arrogance et la course à la réussite des médecins, sans négliger cette fatale question toujours d'actualité : l'euthanasie. Face à une mère agonisante, elle se demande pourquoi cette souffrance inutile, ces soins vains. Elle, la grande penseuse, n'a aucune réponse et avoue à Sartre avoir renié sa propre morale au prix de cette morale sociale qui désire que le malade soit sauver in extremis par la divine technique et son acharnement thérapeutique. Ainsi de ce court récit jaillit multiples questionnements, raisonnements sur la vie et sur les êtres qui la quittent, sans oublier ceux qui y restent. Ceux qui condamnent le malade au silence, ceux qui l'obligent à taire ses anxiétés, à refouler ses doutes au moment où il a justement besoin de vérité. Ceux qui voudraient sauver un peu de leur vie en gardant en vie cet être cher.

 

Beauvoir éclaire de sa plume brillante et courageuse des pensées atroces que seule la Mort imminente peut faire naître. On l'accompagne dans ce dédale inintelligible, et, avec elle, on tremble de ne plus entendre le souffle de sa mère, d'entendre retentir la fatidique sonnerie du téléphone, de prononcer les mots « C'est fini » et de contempler ce cadavre couché à la place d'un être aimé. Les mots de Beauvoir sont toujours celle d'une femme forte et volontaire, une écrivaine fidèle à son œuvre. Mais plus que jamais ici elle arriverait à nous arracher une larme. Nous qui l'avons connue ambitieuse dans ses mémoires, engagée dans ses essais et combats, nous la découvrons subitement seule, craintive mais toujours dotée de cette admirable foi en l'Homme. Cet Homme qui doit un jour ou l'autre mourir de « quelque chose » comme elle le dit si bien. Elle, l'existentialiste qui aimait la vie, n'éprouvait pas une crainte redoutable à l'idée de mourir de « quelque chose » mais plutôt une révolte indicible. Selon elle, « Il n'y avait pas de mort naturelle : rien de ce qui arrive à l'homme n'est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s'il la connait et y consent, une violence indue ». Lire ses mots, ses douleurs et sentiments inédits, c'est lire la vie et mieux comprendre la sienne.

 

 

Une Mort très douce de Simone de Beauvoir (Gallimard)

Tag(s) : #Littérature
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