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Je ne vous ai jamais parlée de mon ami Pierrot. Honte à moi. Pierrot est entreposé juste à côté des Demoiselles de Rochefort de Demy et du À bout de souffle de Godard. Tous offerts en même temps, dans un jour de bonté par un papa qui voulait certainement que sa fifille de 16 ans grandisse un peu. À l'époque j'ignorais qui était ce certain Godard. La seule information dont je disposais sur ce type louche avec ses lunettes c'est qu'il avait été capable de me révolutionner la tête avec sa petite vendeuse de Herald Tribune sur les Champs Élysées et son Michel Poiccard au cynisme délicieux. Alors autant vous dire qu'il était inévitable que je craque pour la belle gueule et les belles idées de Pierrot. Sur la jaquette du DVD, Pierrot dévoilait une tête assez sympathique. Peinturlurée de bleu, des bâtons de dynamite aux couleurs vives à la main, il était d'une beauté stupéfiante. J'ai installé le précieux objet dans la machine, et j'ai mis « Lecture » sans soupçonner que ce fameux Godard allait une nouvelle fois m'enchanter « pour l'éternité ».

 

« Tendre et cruel, réel est surréel, terrifiant et marrant, nocturne et durne, solite et insolite, beau comme tout : Pierrot le Fou! ». La plus belle définition de Pierrot sort de la bouche de sa compagne de fuite éperdue vers le soleil, cavale poétique vers la mort. La compagne en question se nomme Marianne Renoir. Le Pierrot en question se prénomme en réalité Ferdinand Griffon. Ces deux âmes égarées dans un monde abimé par les guerres (Algérie et Vietnam) et tiraillées par les idéologies (capitalisme à l'américaine et communisme à la russe) regardent avec cynisme et poésie leur monde s'effondrer. Dès les premières scènes, Godard confronte ses deux créatures, criminelles et amoureuses, à la médiocrité de leur monde. Ces deux-là n'ont d'autres choix alors que de courir à toute vitesse vers la mort car comme l'annonce Pierrot lorsqu'ils quittent brusquement Paris : « De toute façon c'était le moment de quitter ce monde dégueulasse et pourri ».

 

 

Pierrot : « Dans envie, il y a vie. J'avais envie. J'étais en vie. »

 

Œuvre prolifique, Pierrot le Fou est le tableau d'un maitre, d'un génie sur lequel il y aurait mille et une choses à dire. Génie du cinéma pour qui le Septième art est un art mineur, inférieur par rapport à tous les autres, Godard n'a jamais cessé d'en faire un monde en perpétuel mouvement constitué de couleurs vives et d'idées subversives. Un monde où tous les arts se rejoignent pour ne former qu'un seul paysage métamoderne et hors-norme. Alors qu'À bout de souffle, par son ton syncopé et inédit, proclamait son envie démesurée de révolutionner le cinéma français, Pierrot le fou vient clôturer sa révolution entamée cinq ans auparavant par un film fait de noir et de blanc, de néant et de douleur, où Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg tentaient en vain de s'aimer en marge de la société. Depuis 1960, et le pavé de la rue Campagne où Michel Poiccard trouvait la mort sous le regard perdu de sa Patricia, les choses ont  bien changé. La couleur est arrivée et les chahuts verbaux se sont poétisés de plus belle. Belmondo dans sa tenue de Pierrot a fui vers le soleil méditerranéen et dans un cinéma de la Côte d'Azur, sur un grand écran, il croise le regard de la douce et fantomatique Jean Seberg, derrière une caméra. Godard par cette simple séquence bouleversante de Pierrot le Fou boucle son œuvre révolutionnaire et visionnaire en faisant se croiser deux illustres héros de la Nouvelle Vague que la cinéphilie n'est pas prête d'oublier.

 

Chez Godard, Pierrot le Fou incarne le personnage de la transition entre deux univers profondément godarien : un cinéma au romantisme effréné et un cinéma politique. Un personnage dont l'environnement reprend les éléments phares d'une Nouvelle Vague s'affranchissant de tous les carcans idéologiques et techniques et les éléments d'un futur cinéma godarien où la volonté est de « faire politiquement du cinéma politique ». Pierrot le Fou est une œuvre d'art boulimique recelant de tous les délires godarien possibles, entremêlant aussi bien l'art dit « noble  » que l'art populaire. Pierrot (double de Godard)  dévore tous ces arts : de la BD à la Saison en Enfer de Rimbaud, de Modigliani à Van Gogh, du film noir à la Hitchcock aux blagues de Laurel Hardy. Il peuple sa vie de tous les arts.  « God'art » ravageur et rassembleur, cinématographique, littéraire, musical,  Pierrot le Fou est le plus romantique et le plus romanesque des Godard. Le plus subversif aussi.

 

 

Pierrot : « Nous sommes fait de rêves et les rêves sont faits de nous. »

 

 Nous sommes en 1965. Pierrot Le Fou est présenté à la Mostra de Venise et il y déclenche de bien vives polémiques. « Il est interdit d'interdire » viendra bientôt faire ses échos et ses soubresauts dans la bonne société française. Pour l'instant, l'heure est à l'interdiction du droit au bonheur et du rêve. L'interdiction en question concerne directement Pierrot le Fou pour son « anarchisme moral ». Interdit au moins de 18 ans à sa sortie dans une société en pleine crise identitaire, déchirée entre son désir de modernité (qui passe par le capitalisme, la société de consommation) et ses valeurs traditionnelles (la France coloniale, le refus d'écouter la jeunesse), Pierrot le Fou s'avère être bien plus qu'un trublion, qu'un ovni cinématographique. C'est une claque. La claque dont on ne sort jamais indemne, dont on se souviendra toute sa vie. La claque revivifiante!

 

Film d'aventure et roman d'amour, Pierrot le Fou parle avant tout de l'art. Oui, de l'art. Celui qui aide, qui entraine et passionne. Celui pour lequel Godard se bat avec son costume de créateur. Celui pour lequel il s'empoigne et bouscule. L'art qui sert à combler le désert de la vie et la médiocrité de ce monde. Pierrot chérit les peintures de Vélasquez, les voyelles colorées de Rimbaud, le cinéma noir d'Howard Hawks. Pierrot écrit des pages et des pages de poésie en prose, de réflexions sur la vie. Pierrot navigue entre le désespoir et l'espoir de vivre une plume à la main et la tête ailleurs. Si Pierrot a affolé les parents et inquiété les conservateurs à sa sortie en salle en 1965 c'est par sa puissance à faire vivre les sentiments, à enflammer les esprits d'idées révolutionnaires, insoumises, libératrices. Pierrot avec sa belle gueule de Belmondo et son récital flamboyant sur la recherche du temps disparu a fait tremblé la France bien pensante des années 60 non pas parce qu'il était fou mais parce qu'il voyait juste à chaque plan. Qu'on le regarde en 1965 ou en 2010, l'émotion est toujours intacte. Cette émotion dévorante et judicieuse, on se dit qu'on la trainera toute notre vie comme une ritournelle entêtante on se répètera les mots tendres et cruels de notre ami Pierrot et de sa Marianne reprenant la fougue verbale d'un Rimbaud démiurge : « L'amour est a réinventé. La vraie vie est ailleurs ».

 

 

Marianne: « Tu es fou? ».

Pierrot : « Non, je suis amoureux »

Marianne : « C'est la même chose ».

  

Film aux mille et une lectures possibles, Pierrot le Fou se lit comme une chronique politique. La dissertation s'imposerait pour traiter ce pan de la filmographie godarienne. Ici, la politique entre partout, par tous les plans, les noms, les situations. Peut-être parce que Godard comprend qu'on ne peut faire sans elle. L'héroïne se nomme Marianne Renoir, association troublante du nom du célèbre peintre avec celui du symbole suprême de la République. Marianne Renoir met en lumière la duplicité de la France qui fête sans arrêt sa glorieuse démocratie sous l'étendard prestigieux du « Liberté, Égalité, Fraternité » alors que de l'autre côté de la Méditerranée elle opprime tout un peuple. La Guerre d'Algérie est passée par là et est devenue un élément récurrent chez Godard. Il avait notamment réalisé Les Carabiniers, fable satirique sur la guerre, en pleine Guerre d'Algérie en 1963. Avec Pierrot le Fou il en profite pour revenir sur cet événement tragique, où il ne cesse de rappeler l'atrocité d'une guerre avec des scènes dignes de sens où les phrases sont lâchées comme des bombes. Par exemple, ce dialogue où Marianne demande à Ferdinand : « Tu as déjà tué un homme Pierrot? », lui rétorque : « Je m'appelle pas Pierrot... Pourquoi tu demandes ça? », « Parce que ça te feras un sale effet » lance t-elle les yeux dans le vide comme un dur présage. Purement Godard, Pierrot le Fou lève le voile sur ce pays connu et admiré pour son respect des droits de l'homme et qui dans la réalité ne respecte plus rien. La France sous la caméra godarienne n'a de noble que son art et non ses manœuvres politiques.

 

Avec Pierrot le Fou, Godard va plus loin. Peu à peu, au fil de ce long périple noir et bucolique, le Godard anti-capitaliste pointe le bout de sa caméra. Dénonciation d'une France coincée dans son passé  indigne de colonialiste, Pierrot le Fou signe également la dénonciation d'une montée d'un capitalisme américain nauséabond sans limite et d'une société de consommation écœurante. Cela débute chez une soirée bourgeoise chez Monsieur et Madame Expresso où tout le monde parle comme dans une publicité puis cela se poursuit tout le long du film avec des indices semés au hasard. Un jukebox dans un coin là-bas, des somptueuses voitures américaines au premier plan, des touristes américains dans une séquence, du coca-cola à flot et un uniforme de l'US Army sur le dos de Marianne se glissent dans les décors pour mieux marquer la montée d'une colonisation américaine en France. Alors que Pierrot et Marianne traversent les quais de Seine en voiture et à toute vitesse pour quitter Paris, la Statue de la Liberté les regarde filer en douce de ce monde « dégueulasse et pourri », Pierrot s'improvise narrateur et conte la situation romanesque : « Reconnaissant deux des siens la Statue de la Liberté, nous adresse un salut fraternel ». Le ton est donné : ce symbole de la liberté pour tous et surtout du système américain représente dorénavant l'occupation américaine sur le sol français. Pierrot des années plus tard ne semble pas fou du tout. Il a été visionnaire sur la médiocrité de notre civilisation. À grands coups de phrases typiquement godariennes il n'a cessé de souligner l'illusion du rêve américain tout le long de son périple. Si tu travailles assez dans ce système capitaliste, tu finiras par avoir tout ce que tu veux, tout ce qu'il faut pour être heureux explique le système. Pierrot le Fou, lui, explique le contraire. Doté d'une lucidité extrême et exquise, lui seul sait la portée illusoire de ce système, lui seul connait la véritable définition du bonheur. Alors que sa femme et ses amis sont aveuglés par l'américanisation ambiante, lui prend la courageuse et destructive décision de fuir les prémisses du nouveau monde, de la nouvelle civilisation : « Il y eut la civilisation athénienne, il y eut la Renaissance et maintenant on entre dans la civilisation du cul » déclare t-il solennellement. Avec du Technicolor, une Côte d'Azur idéale, de l'action et de l'amour, un jolie fougue et beaucoup de bouquins, Godard aide son Pierrot, son double de bobine, à réinventer un autre monde, un autre chapitre, le chapitre 8 où les voix de Marianne et Pierrot s'accordent sur la formidable orchestration d'Antoine Duhamel pour murmurer le bouleversant : « Une saison en enfer. L'amour est à réinventer. La vraie vie est ailleurs. »

 

 

Marianne : « Je m'en fiche des livres, des disques, de l'argent!

Ce que je veux moi c'est vivre!»

 

Pierrot est sans cadeau pour ce monde dégueulasse. Dès la scène d'ouverture, il lit L'Histoire de l'Art sur Vélasquez d'Elie Faure. Dans son bain, cigarette au bec, voix éloquente à la Belmondo, les mots sont jetés avec un désespoir tragique de vérité, maitrisés et pensifs ils disent : « Le monde où il vivait était triste ». Tellement triste que Godard ajoute à cette première scène des couleurs vives et clignotantes, des palpitations colorées qu'il va falloir injecter un maximum pour survivre. Pierrot après la lecture de ces quelques mots lance à sa petite fille entrée alors dans la salle de bain : « C'est beau ça hein petite fille? ». Et alors là, on se dit que cette petite fille pourrait être nous. Et d'ailleurs c'est nous tous. Éternels enfants qui rêvons d'un monde meilleur en douce. On aimerait répondre à Pierrot et lui dire : « C'est pas beau, c'est épatant, puissant, envoûtant, sublime. C'est la vie ». C'est tellement tout ça qu'il va falloir continuer ainsi sur cette lignée impeccable : accumulation d'images, de collages intempestifs et de recyclages habilement trouvés. Un monde se créée sous nos yeux et des idées inédites se révèlent à nous.

 

La société a implosée. Vivre avec elle c'est l'admettre, la conforter. Vivre contre elle c'est suicidaire, mais d'une beauté généreuse et inoubliable. Pierrot décide un beau matin de partir, quitter femme et enfants, partir de la capitale, avec sa Marianne et son exemplaire des Pieds Nickelés sous le bras, fuir à la recherche du temps disparu. Ils se rêvent tous deux en personnages : elle persiste à l'appeler Pierrot et lui continue à parler sur le ton de la récitation grandiloquente. « Ce qui me rend triste c'est que la vie et le roman c'est différent » lâche Marianne, âme sensible, à son Pierrot, âme passionnée. Il lui parle toujours avec des mots, et elle le regarde toujours avec des sentiments. Leur amour est un amour sans lendemain et pourtant on les suit, on fonce droit dans le mur avec eux sans trop savoir pourquoi. Parce qu'on aime le parler de Pierrot et la ligne de chance et les hanches de Marianne, peut-être. Parce qu'on aime les films avec de belles idées, sûrement. Histoire d'amour et roman d'aventure, histoire pleine de bruits et de fureurs, leur cavale nous parle et eux nous parlent comme dans cette séquence où dans une superbe voiture américaine Pierrot demande à Marianne : « À qui tu parles? », « Aux spectateurs! » s'exclame t-elle avec une évidence charmante. Oui, elle nous parle à nous, spectateurs qui un jour avons tous rêvés d'être des Marianne et des Pierrot. De prendre le large. De fuir ce monde qui nous dégoûte un peu plus chaque jour.

 

Pierrot est cafardeux, rebelle et mélancolique. Sa vie est un théâtre où les émotions s'enchainent à une vitesse folle. Chagrin, passion, amour, trahison, dégoût, solitude défilent sous la caméra de Godard et Godard les poétise tous. Tous ces petits instants de vie. Toutes ces petites émotions qui vont conduire Pierrot vers la mort. Car si la société le pousse vers une fin sombre, l'amour le précipite vers un élan suicidaire. Pierrot récite ses émotions pour signer avec son cynisme et sa mélancolie un manifeste virulent contre une société de consommation qui broie à chaque instant les êtres et leur désir de liberté, qui accentue les inégalités et la force des puissants sur les plus faibles. Mais Pierrot vit ses émotions pour dessiner avant toute chose un magnifique hymne à la liberté et à l'amour.

 

Marianne : « Elle est retrouvée »

Pierrot :« Quoi? »

Marianne : « L'éternité »

Pierrot : « C'est la mer allée »

Marianne : « Avec le soleil »

 

L'amour et la société condamnent Pierrot à ce suicide parfait sur les hauteurs de la mer bleu azur. Ce visage bleu éclatant s'entoure de bâtons de dynamite. Les couleurs se plaisent et s'emmêlent. Bleu. Rouge. Jaune. Godard coloriste dit adieu au Godard noir et blanc d'À bout de souffle. La valse romantique, romanesque et extatique se termine sous nos yeux dans l'envolée d'une fumée, d'un corps, d'une gueule celle de Belmondo qu'on aimera toute sa vie dans ce cinéma-là. La vie s'éteint aussi pour Marianne dont le corps, les jamabes et la poitrine étaient « émouvantes » selon Pierrot... ou selon Godard. On ne l'entendra plus chantonner « Jamais je ne t'ai dit que je t'aimerais toujours », on ne sourira plus à ses mutins « Debout les morts! » et toutes ses répliques sorties tout droit du monde de son Pygmalion. Parce que dans la vraie vie Anna s'éloigne de celui qui l'a révélé et tant aimé, elle abandonne son Godard comme Marianne abandonne son Pierrot et Pierrot abandonne la vie.

 

La course nécessaire et fatale vers la mort touche à sa fin, et on se sent orphelin. Orphelin de quoi? Orphelin d'un cinéma, d'un monde, d'une gueule de cinéma, d'une idée. Un chef-d'œuvre à mes yeux, qu'il soit littéraire, musical ou cinématographique, se reconnaît à ce sentiment si étrange qui survient quand l'œuvre touche à sa fin Ce sentiment si étrange me gagne à chaque fois que la caméra de Godard caresse la mer et le ciel méditerranéen avec l'un des plus beaux travelling de sa filmographie, ce travelling qui est selon les propres mots du cinéaste « une affaire de morale» . L'histoire pleine de bruits et de fureurs n'est plus. Elle s'en est allée retrouver la fameuse éternité de Rimbaud sur les murmures inégalables de beauté du couple Pierrot/Marianne, Belmondo/Karina ou Godard/Karina. Ils sont tous les trois bien loin maintenant de ce troublant final en forme d'éloge douloureux et transcendant fait à la vie. Ils sont loin et pourtant toujours là. À portée de main. À leur place. Entre d'autres chef-d'œuvres. Mais au dessus de tous. Parce que ce Pierrot était tout sauf fou. Croyez-moi.

 

 

 

 

 

 

 

Tag(s) : #Cinéma
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