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AnotherYearComment traduire le titre du dernier Mike Leigh Another Year ? « Une année de plus » ? La tragique ou magique année de plus qui pointe son nez tous les 31 décembre au soir depuis des décennies. La tragique ou magique année qui nous fait mesurer cette saloperie de temps qui passe. Ce temps si fébrile est le principal sujet de ce modeste film au charme si british. Le temps qui passe, ses hauts et ses bas, ses rencontres, ses amours, ses amitiés, son égoïsme, sa solidarité, sa solitude. Another Year brasse toutes ces petites choses de la vie, qui un jour ou l'autre, tôt ou tard finissent par nous tourmenter. Tourmenté ou joliment désespéré, voilà l'état dans lequel nous sommes lorsque le film se termine sur le bouleversant visage de Mary, brillante petite étoile lasse de devoir briller devant tous pour cacher la noirceur de son existence. Son visage ridée et lessivée par le temps nous laisse un goût délicieusement amer en tête : et si c'était ça la vie ?

 

Le cinéma est un livre d'images ouvert sur la vie. Another Year et son année aux quatre saisons so british incarne ce cinéma-là, ce livre ouvert sur l'existence, ou plus exactement sur la fin de vie. Dans un cinéma, où l'on désire du sexy, du jeunot et de la nymphette bien liftés, la personne âgée a dû mal à se faire une place. « Y'en a que pour les jeunes ! » comme le dit d'un air abattu un personnages de chez Mike Leight. Or cette personne âgée (et ridée) n'apporterait-elle pas un peu plus de consistance à nos réflexions qu'une jeunette toute fringante ? Telle est la petite sensation éprouvée dès les premières minutes d'Another Year. Dès la première scène où Gerri (une femme âgée, à quelques années de la retraite) questionne une autre femme âgée, usée et mal en point à cause de son mari, de ses enfants, bref  abîmée par la vie. La question en question ? « Sur une échelle de 1 à 10, à combien définiriez-vous votre bonheur ? ». La réponse est directe et impassible : « Un ». Cette question est le fondement de ce film, boudé par le Jury au dernier festival de Cannes. Cette question est peut-être même la base même de l'existence : cette quête éperdu du bonheur et sa question entêtante « Sur une échelle de 1 à 10, à combien définiriez-vous votre bonheur ? ». Alors la réponse ?

 

La réponse du cinéaste Mike Leigh est bel et bien ancrée dans le réel. Dans la réalité même du modeste Royaume de sa Majesté. Une petite bicoque confortable dans la banlieue londonnienne. Un petit potager sympathique non loin de là. Quelques économies pour partir en vacances. Un couple de sexagénaires, Tom et Gerry (vous pouvez sourire !) sereins, radieux et bienveillants à l'égard des autres. Ces autres.  Ceux qu'on ose appeler les ratés. Ceux que la vie n'a pas gâté et ne gâte toujours pas, même passé l'âge fatidique des 60 ans. Les collectionneurs de mauvais plans. Joe, le trentenaire célibataire, fils de Tom et Gerri, qui heureusement pour lui (ou pour les autres) terminera en couple. Ken, le célibataire endurci, masse imposante qui noie son spleen dans l'alcool et en pince pour la mignonne Mary (l'exceptionnelle Leslie Manville). La pimpante Mary, l'attachante Mary. Celle qui ne fait ni son âge, ni sa folie. Celle qui trouve chez Tom (Jim Broadbent) et Gerri (Ruth Sheen)autant de réconfort que de douleur. Celle, qui au fil des saisons de cet Another Year, mesure le temps qui passe et l'étendue infinie de sa solitude.

 

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Another Year est le récit affreusement tragique de cette solitude face à la norme le couple représenté par l'idéal : Tom et Gerri. Un récit monté d'une façon faussement heureuse et simple où l'humour made in England tient un rôle essentiel. Le propos (consistant) du cinéaste Mike Leigh est de divertir par le charme si british de ses acteurs (formidable Jim Broadbent, papa de Bridget Jones, spécialiste des filles désespérées !) et l'élaboration d'un scénario bien ciselé. Chaque saison à sa scène. Chaque temps de l'année à son petit drame ou son beau moment. Mais plus les saisons filent, plus le propos devient cruel à l'égard de chacun de ses protagonistes. Tom et Gerri les généreux se transforment au fil des mois en couple incapable de comprendre la véritable détresse de l'être seul, qu'il soit Mary ou Ken. Mary la cinquantenaire sexy, joliment inapte, se transforme quant à elle en dépressive aussi inquiétante qu'attachante. Au fil des saisons, le cinéma de Mike Leigh parle de l'existence, de son injustice éternelle, du bonheur des uns et de l'inaptitude des autres. L'inaptitude tragique au bonheur dissimulée en bloc par Mary, défaut honteux qu'elle comble par ses monologues sans fins (et divins pour la caméra) !, ses vêtements sexy et sa bouteille de pinard à portée de main.

 

Si Tom et Gerri apparaissent comme adorables dans leur rôle de saint-Bernard parfaits, ils apparaissent au fil des séquences imposées énervants de réussite ou d'égoïsme. Un garçon charmant, une belle fille amusante, une proprette maison et un joli potager, le tableau tellement clean devient soudainement édifiant. Ne serait-il pas dans quelques scènes moqueurs, voire même méprisants, ignorants le mal-être poignant de Mary ? Mal-être devenant soudainement sublime de beauté dans une scène finale où l'on ne sait si le panoramique maîtrisé du cinéaste sert à séparer définitivement Mary des autres, ceux qui soi-disant réussissent leur vie, ou au contraire permet définitivement de craquer littéralement pour ce beau personnage. Si rare au cinéma. À la fois fabuleusement vivant et incroyablement mort à l'intérieur. Face au visage mi-désemparé, mi-cinglé de Mary née de la compassion. De la compassion loin d'être malsaine, une compassion attendrie, comme celle éprouvée pour les personnages des pièces de Tchekhov. Né alors une compréhension soudaine de notre univers tout entier dans les beaux yeux de Mary, dans ses mots en trop, dans son désir de bonheur en trop dont Mike Leigh est complètement fou d'amour. Grâce à elle, l'existence apparaît telle qu'elle est : une suite inconséquente de moments ratés ou de beaux instants volés, un jeu inéquitable avec des perdants et des gagnants. Est-ce que les gagnants, Tom et Gerri, valent mieux que les perdants comme Mary dans ce bas monde ?

 

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À cette question, Mike Leigh et ses acteurs virtuoses semblent répondre « non » par la grâce de ce petit chef-d'oeuvre drôle et modeste. Un « non » discret semé au hasard des saisons, des rendez-vous familiaux et amicaux, des naissances et des morts qui constituent la petite musique tendre et cruel qu'est l'existence. Comédie douce et amère sur des questions de fin de vie (auxquelles on peut déjà penser même jeunot !), Another Year brille par son entourloupe finale. Mary ne trouvera pas l'amour. Son rêve de filer au vent dans sa petite voiture rouge à la Thelma et Louise ne s'exaucera pas. Elle s'effondrera tout doucement tandis que les autres, les gens « stables », continueront  de relever la tête et parlementer de leur bonheur. Mary est donc vouée à contempler son malheur et par la même occasion le bonheur des autres. Pourtant, dans ce tourbillon de la vie, c'est son personnage d'éclopé que le spectateur retiendra. Comme  si seul son regard désemparé, fataliste et incroyablement lucide rayonnait dans le grand trou noir de l'existence.

 

 

 

 

Another Year Bande-annonce

Tag(s) : #Cinéma
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