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« Il y a des pages qui font mal, celles qui s'écrivent au couteau dans la plaie » écrit-elle du haut de ses 23 ans. Elle manie la langue à la manière d'une arme de destruction massive. Ses mots, teintés des maux de son âge, illuminent sa prose sombre et fulgurante. Cela fait des siècles que cette vérité se dit, elle la répète sous un autre éclat : il y a de la beauté dans le désespoir. Une beauté incandescente, indécente qu'elle excelle à décrypter. « La douleur a comme un arrière goût ténu de plaisir » lâche t-elle fière de son emprise sur la pauvre âme égarée de son lecteur, perdu dans la beauté immorale et léthargique de son agonisant Roman à clefs. S'agit-il des clefs de la vie et de ses aléas ou bien, à l'inverse, des clefs de l'enfermement de l'être prisonnier à jamais de ces turbulences infligées par la misérable et superbe vie ? Vague question à laquelle tente de répondre la prose enivrante, digressive et poétique d'Alizé Meurisse, photographe rock, écrivaine inclassable et jeune fille fragile.

 

RomanaClefsLa quatrième de couverture dit sobrement : « J'ai un faible pour les biscuits au chocolat ». De multiples et potentielles lectrices possèdent cette tare honteuse aussi. Alors la petite phrase intrigante amène inévitablement l'apparition de ce fâcheux défaut, féminin, masculin, profondément humain : la curiosité. Par curiosité donc le Roman à clefs s'ouvre et les 125 pages de poésie écrite par une certaine Alizé Meurisse se dévoilent, se dévorent littéralement et brusquement. En 2007, la jeune écrivaine est sélectionnée pour le Prix de Flore pour son premier roman Pâle sang bleu, une histoire d'amour moderne et précaire. Mais la demoiselle attire alors aussi l'attention pour l'univers rock et arty dans lequel elle évolue : elle a été la photographe de Pete Doherty et a réalisé la pochette de son majestueux Grace/Wastelands. Ceci expliquerait-il cela ? Il y a chez cette artiste-écrivaine, ou plus exactement dans la torpeur étrangement explosive de ces 125 pages l'insolence charmante des poètes maudits de tous siècles. Ceux-là mêmes dont Sir Pete Doherty chérit la prose.

 

Au départ il y a une rupture. Amoureuse fatalement. Vient alors l'agonie douçâtre de l'après. Ça déborde de stéréotypes post-déprime : pleurer toute l'eau de son corps, s'accrocher à n'importe quelle bride d'espoir aussi factice qu'un médiocre feuilleton télé, écouter des chansons tristes en se noyant dans un pot d'Häagen Dazs, fredonner le « because i'm through with love » de Marilyn et disserter maladroitement sur l'amour, le désamour, le désespoir, masse infâme de sentiments vendus dès la naissance. Vous pensez que Alizé Meurisse nous vend du déjà vu ? Détrompez-vous, la jeune fille nous vend de la nouveauté exquise, luxueuse, vitale. Sa plume fait office d'électrochoc littéraire. Il faut aimer la vie, l'aimer même si elle nous empêche de l'aimer nous fredonne son roman sans histoires où elle agite son frêle petit cœur à chaque page et sème au fil du récit les clefs de son jeu de pistes littéraires.

 

Un homme. Une femme. Une séparation. Une déflagration. L'apothéose du nouvel amour. La voix est donnée à ces petites voix intérieures, celles-là mêmes qui traversent le corps sans vie de l'âme en peine. Ces voix dont la narratrice parle si bien, Alizé Meurisse les retranscrit, par nécessité, sur le papier fabuleux simulacre qui redonne la vie. Sismographe des sentiments de l'instant son roman ressemble à un carnet de notes d'artiste ayant le don précieux de capter l'éphémérité des émotions de ses contemporains. Roman à clefs ne se range pas dans la lignée usée de ces écritures de soi et de ses émois, où l'on use à tout-va le filon de la rupture. Alizé Meurisse transcende le filon, elle ne l'exploite pas, puisque sa prose nous offre à peine les causes et les conséquences de la rupture amoureuse. Son savoir-faire et sa singularité résident dans sa force à analyser les mouvements du corps et de la pensée dans cette étape fatale. Romancière du corps, de l'organique, elle dissèque avec ingéniosité les blessures infectes, putrides et douloureuses. Parfois, elle est tellement proche de l'organe suprême qu'elle le blesse avant de le révéler à lui-même. « Espérer ou désespérer, c'est toujours aimer. Tomber dans le vide mou et gris du désamour, c'est bien pire que de saigner » dit-elle. La lire équivaut à s'ouvrir le cœur, se l'arracher.

 

Avec elle, les défenses immunitaires du lecteur vacillent. Son sujet, son style prêtent à la confusion. Elle mène son humble lecteur dans les limbes d'un espace incertain : ni repère de lieu, de temps, encore moins de prénom. Rien de véritablement tangible dans ces 125 pages, juste le concret des émotions. On identifie aucun personnage, mais on a aucun mal à s'identifier dans les sensations des personnages. La poésie, la digression, l'introspection sans failles, le collage enivrant des mots et des idées sont les vrais points de repère de cette œuvre inclassable, fabuleuse examinatrice du spleen amoureux.

 

Vaguant entre Nietzsche et les Beatles, un chocolat consolateur, un désir fugace de crever comme le Pierrot le fou de Godard, la narratrice de ce jeu implacable contre les aléas du cœur emmène son lecteur loin dans les terres sacrées de l'imagination. La rupture est son prétexte d'écriture mais elle dissimule une chose bien plus puissante et complexe à l'entendement : la rage d'aimer et de vivre envers et contre tout. Récit plein d'épines à la sincérité céleste, Roman à clefs est une œuvre ahurissante où la beauté du mot côtoie l'épouvantable réalité. Son sujet central n'est ni l'amour, ni le désamour mais la foi obligatoire en l'existence. « L'amour a beau tout détruire » dans ces pages, il n'est question que de construction par la déconstruction des verbes, des sentiments et des actions : « Il est interdit d'étouffer la spontanéité vivace de la poésie. La vie. Il faut vivre. Et mourir en lambeaux ». Avec un diptyque audacieux, irrévérencieux et majestueux : vivre sans filet et ne pas laisser le monde stériliser nos âmes, Alizée Meurisse inflige une sévère claque à la littérature contemporaine et à la vie.

 

Roman à clefs d'Alizé Meurisse (Allia)

Tag(s) : #Littérature
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