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C’est d’abord une couverture qui happe sur une morne étale de librairie. Le titre écrit en rose s’accompagne d’une gamine embrassant fougueusement un gamin sur du bitume en pleine nature. La quatrième de couverture, elle, transpire l’ennui et les premiers émois des personnages que contient ce texte de 400 pages venu d’un « pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage ». Le genre de texte qu’on semble avoir lu et relu dans des livres ou croisé dans des journaux télévisés depuis une dizaine d’années. L’argument critique du vu et déjà vu ne tient pas longtemps la route. Quelques secondes plus tard, on fait face au libraire auquel on abandonne 21,80 euros pour une lecture qui ne promet que nostalgie et rage... comme si la réalité n’en contenait suffisamment pas assez.

 

Pourquoi raconter tout ça, la couverture, la quatrième de couverture et le prix de tout ça dans une chronique de bouquin ? Sûrement parce qu’il est impossible d’avancer dans ce roman sans avoir en tête les images frappantes de ces dernières décennies, sans penser à la vie qui avance à vitesse grand V et qui fait appartenir cette tendre image du premier émoi maladroit en couverture à un passé très lointain. Impossible avec ce roman entre les mains d’atténuer l’actualité, le coût des choses, la vie passée à la gagner et la chance qu’on a de pouvoir dépenser sa thune dans des bouquins. Impossible de se jeter littéralement dans ce roman sans voir surgir le peu d’idéaux qu'il nous reste en stock, sans disserter sur sa propre vie et au fait que nous sommes, que nous serons, nombreux à discerner dans cette galerie de personnages rudement esquissés par Nicolas Mathieu quelque chose évanouie de nous, des nôtres. Nous ne sommes pas tous nés à l’Est comme Anthony, le personnage principal de ces 400 pages, mais nous sommes en nombre les gosses de cette époque sur le déclin.

Et leurs enfants après eux

Smells like teen spirit

 

Leurs Enfants après eux déploie son récit sur quatre années, quatre étés, quatre moments dans la vie d’un gamin né à l’Est au coeur des années 80. Le texte débute en 1992, année où, de l’autre côté de l’Atlantique, un autre gamin à la vingtaine  fulgurante chante « Smells like teen spirit » avec ses copains. La chanson, souvenir mondial partagé, est le sous-titre du premier chapitre de ce roman de terroir si on peut le formuler ainsi tant il est attaché à son lopin de terre. On ne pourra s’empêcher à la lecture de ce premier chapitre de penser que l’auteur de la chanson, Kurt Cobain, idole des jeunes d’alors, est le cousin lointain et ricain d’Anthony. Un gamin de plus, a priori sans grande perspective dans un territoire oublié, coincé dans sa classe.

 

Le territoire en question ne dépasse pas Heillange. Ville inventée de toutes pièces qui évoque le fantôme de ces villes comme on a vu crever des centaines au journal télévisé. Ville coincée dans une vallée perdue quelque part à l'Est, où les hauts-fourneaux ne brûlent plus depuis un bail. Anthony a 14 piges, et avec son cousin, ils traînent autour d’un lac, à l’eau morne et la température plombante. Pour tuer l’ennui, ils volent un canoë histoire de s’aventurer sur l’autre rive, sur la fameuse plage des culs-nus. De l’autre côté, il y a les premiers corps des filles qui aimantent les regards, les curiosités, accompagnent le premier été, fomentent le premier amour et les emmerdes qui vont advenir avec. En atteignant cette autre rive, Anthony atteint la rive d’une autre vie, celle où l’enfance demeure définitivement derrière soi, où l’on cultive secrètement quelques conneries et des envies d’échappées belles pour atteindre la fille que l'on aime ou pour quitter ses parents et par extension, laisser derrière soi un territoire qui n’a rien à nous offrir, si ce n’est une éternelle répétition.

Dans cette contrée de France, Anthony n’est pas le seul à rêver de foutre le camp. C'est une coutume partagée par sa génération dans son ensemble. Gosses mal nés, en quête de voi(x)es. Anthony est un sans-voix de plus dans ce collectif qui n’est plus qu’une chimère. Comme Hacine, personnage qu’il ne cessera de croiser au fil de ces quatre étés, il sature de la mémoire ouvrière qui noie les récits des pères et des oncles dans l’alcool. Mémoire soigneusement rabâchée qui donne toujours un peu plus à ceux qui n’ont pas vécu cette époque « le sentiment d’être passé à côté de l’essentiel ». Les filles qu’Anthony croise, aime, fait jouir durant ces quatre étés partagent ce même désarroi. Progénitures généralement issues de « parents sans coup d’éclat, ni défaillance majeure », elles rêvent elles aussi de « se tirer d’ici » dès le bac en poche, se sentent « supérieures ». Elles y arriveront, puis déchanteront vite face à cette capitale idolâtrée dont elles n’auront ni les codes, ni les contacts d'un monde qui ne pourra jamais totalement leur appartenir.

 

 

L’auteur de ce roman ambitieux qui raconte une panne à grande échelle affiche une double appartenance qui explique en partie la réussite de cette seconde entreprise littéraire, récompensée par un Goncourt il y a quelques semaines. Nicolas Mathieu est l’enfant de ce coin de France et il appartient à cette famille littéraire qu’on appelle communément les « transfuges de classe ».  Comme la papesse de cette famille, Annie Ernaux, un jour, cette idée que l’écriture pourrait être un moyen de sortir de là d’où il venait, l’a affleuré pour ne jamais le quitter. Elle l’a acheminée jusqu’à ce grand livre qui ne peut se lire comme rien d’autre que comme un témoignage hommage aux parents sacrifiés sur l’autel du progrès et de la mondialisation. Il subsistera toujours un peuple d’irréductibles pour crier à la démagogie de ce genre de roman, de ces entreprises littéraires chargées de combats et de rancoeurs, des irréductibles pour dire qu’il n’y plus de Rougon-Macquart dans le monde moderne. Comprenez des irréductibles imbéciles pour ne pas saisir les douleurs sourdes et éternelles. On leur répondra qu’il doit être bien confortable d’avoir grandi à l’écart de ces terres lointaines, désertées, oubliées. De ne point connaître la condamnation à devoir observer gamin des parents se briser au travail pour trois fois rien ou disparaître et culpabiliser au chômage. Confortable de ne pas connaître la culpabilité d’avoir réussi l’échappée belle prétentieuse, de s’être échappé de sa classe.

Et leurs enfants après eux

Roman choral, chargé par épisode de violence et de rancoeur, Leurs Enfants après eux est étrangement un roman qui a du coeur, qui réussit lui à n’oublier aucun gosse laissé sur le carreau par la patrie. Des gosses qui, dans ces captivants et vastes chassés-croisés estivaux, sont condamnés à observer leurs parents crever sous le poids des désillusions, d'un travail de misère ou d'un chômage où ils se sentent misérable. Avec un langage brut, Nicolas Mathieu réussit à tisser une tendresse inégalée autour de ses vies brouillonnes où « chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant », où les bières coulaient à flot facilement au troquet du coin ou chez le voisin, où les fins de mois étaient difficiles et  les virées dans des zones commerciales « permettaient de dériver des journées entières, sans se poser des question, en claquant du blé qu’on n’avait pas pour s’égayer la vie. » Des vies banales dans des villes dortoirs comme les racontent les journaux télévisés depuis des lustres. Des histoires habituellement pliées en 3 minutes pour dire la fermeture d’une usine ou d’une gare, pour chiffrer le nombre de chômeurs, le prix des aides ou des téléviseurs à prix cassé pour cause de victoire imminente à la coupe du monde. Des petites histoires qui, ensemble, racontent la grande, celle d'une crise puis d'un abandon. A moins que l'abandon est toujours existé en toile de fond...

 

Leurs Enfants après eux brasse avec une acuité tristement exceptionnelle ces années qui ont vu ce monde en arrière-plan crever. Il lui rallonge son temps de parole, mieux :  il lui rachète une parole, du genre comme seule la littérature peut le permettre. Le décor est sombre, tout pété, les discours internes aux personnages plombants, rageurs et pourtant les maux permettent des phrases énergiques, des conduites amourachées, des lucidité extrêmes sur la condition des mères et des pères, des échappées chargées d’espérance aveugle. Car comme une grande majorité de gamins, Anthony et les siens connaissent la frénésie des premières virées sur le bitume en moto, les premières balades nocturnes excitantes, les premiers 14 juillet à chercher l’autre dans les lumières d’un feu d’artifices, les premières expériences sexuelles transpirantes et enivrantes à l’arrière d’une voiture ou dans une étroite toile de tente, la première demi-finale remportée à l’unisson de tout un peuple. Dans cette France en panne, les gamins peu importe leur camp, leur classe conservent l’électricité commune à la jeunesse. Des gamins sans compromis, bien décidés à ne pas connaître le même sort que leurs parents. Ils écoutent Nirvana, Gun’n’roses, NTM puis le « I Will survive » de Gloria Gaynor, victoire de 98 oblige. Ils nous transmettent cette « fièvre pendant des heures» à lire leurs désirs, leurs contrariétés, leurs sens aigus de la vie. Bien sûr, la fièvre ne sera que passagère, tôt ou tard la malédiction d'une existence mal faite frappera de nouveau et Anthony finira par détester la famille, sa famille, qui ne "promettait rien qu'un enfer de reconduction sans but, ni sans fin". 

 

Brillant roman d’une décennie laminée où le collectif a disparu de la circulation, Leurs Enfants après eux n'est pas que l'énième roman réaliste d'une réalité brutale qu'on rechigne à admettre - et sur ce point précis il apparaît d'une féroce actualité. Son extrême réalisme à ressentir les êtres mais aussi ce qui les marque et façonne, du grain de route familier à la peau d'une fille inoubliable, l'inscrit directement dans la liste des lectures mémorables. Il n'est pas seulement que le simple livre d'un instant, il fait acte de mémoire, acte qui s'étire pour mieux faire ressentir le poids des années, pour mieux saisir l’âge d’or de la vie qui nous a été offert, celui où tout semblait encore possible, celui où l'on ignorait que cette prétention à vouloir foutre le camp ne cachait que l’incommensurable douce douleur de l’attachement à cette classe et à ce coin de France.

Tag(s) : #Littérature, #Nicolas Mathieu, #Leurs enfants après eux, #Goncourt, #Nirvana
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