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« Depuis longtemps, la nuit, même ici, je me réveille tout en sueur avec d'horribles images en tête – des filles vitriolées, défigurées au Pakistan, avec des trous à la place des yeux, les chairs déformées ou détruites par la haine masculine, des femmes violées partout, partout, et parfois pendues pour ce « déshonneur » même, des adolescentes égorgées, des bébés supprimés à la naissance parce que sexe féminin. Les chiffres me dévorent la cervelle : 48% de la population de sexe féminin, en constante diminution, contre 52% de sexe masculin dans le monde parce qu'on nous tue, cent trente millions de femmes excisées, une femme sur trois victimes de violences au cours de sa vie. Je souffre d'une empathie maladive envers mes semblables, vous savez. Toutes les nuits, je hurle d'angoisse à l'idée d'être une femme. Avec l'âge, mon sexe devient une insomnie. Quand cette jeune fille a été violée et battue à mort dans un bus en Inde sous les yeux de son petit ami, j'ai passé des jours sans pouvoir m'ôter de la tête – je pourrais presque dire : de la mémoire – la barre de fer avec laquelle ses bourreaux lui ont massacré l'intérieur du corps. Je serrais mes jambes la nuit en y pensant avec terreur, je visualisais ce geste de va-et-vient qu'ils avaient dû faire pour la défoncer et le moment où ils l'avaient jetée du bus comme un sac d'ordures, et je ressassais la phrase qu'avaient dite l'un d'eux, une fois arrêté : « On avait décidé de tuer une femme ». Pas de s'amuser, pas de baiser, pas de rigoler. Non : de tuer une femme. Ces paroles me laissent tellement incrédule, je ne peux même pas le décrire. Je les articulais dans le noir de ma chambre, sans comprendre. C'est comme la photo de ces prostituées tuées dans une maison close à Bagdad, vingt-neuf femmes ensanglantées, la tête dans les genoux comme pour se protéger avec leurs moyens dérisoires des armes des hommes. Ça me saute au visage, les sanglots s'étouffent dans ma poitrine avec le malheur d'être une femme. Vous pouvez bien me citer des contre-exemples comme l'a fait le docteur je sais plus qui avant vous, me raconter de belles histoires, Marie Curie, Marguerite Yourcenar, Catherine Deneuve, le pauvre il cherchait dans sa tête, il avait du mal, forcément on n'échappe pas à la réalité : c'est un malheur d'être une femme. Voilà pourquoi je ne regarde presque plus la télévision, pas les infos en tous cas, je ne lis plus les journaux, les magazines illustrés, parce que je ne supporte pas de me voir traiter ainsi, moi à travers toutes ces femmes, toutes ces victimes. Les femmes que se soit par la force ou le mépris sont vouées à la disparition. C'est un fait, partout, de tous les temps : les hommes apprennent la mort aux femmes. Du nord au sud, intégriste ou pornographique, c'est une seule et même dictature. N'exister que dans leur regard, et mourir quand ils ferment les yeux. Vous fermez les yeux sur le sort des femmes. Évidemment que nous, ce n'est pas la même violence, évidemment. On en meurt pas, on en meurt moins. C'est déjà énorme, hein ? Et moi, j'ai été bien lotie, très bien même, il y aurait de l'indécence à me plaindre mais ça m'est égal, je le fais quand même. Je porte plainte, je signale ma disparition. Prenez acte de ma mort, fût-ce à la rubrique « Faits divers ». Car disparaître de son vivant reste toujours une épreuve. On se fond dans le décor, on devient une silhouette, puis rien. Laissez-moi le dire, au moins je vous en prie, laissez-moi, écoutez-moi. L'indifférence est une autre genre de burqa – je vous choque ? - une autre façon pour les hommes de disposer seuls du désir. Une autre façon de fermer les yeux. On a servi, on ne sert plus. Hier, fantasme, aujourd'hui, fantôme. Vous trouvez ça déplacée comme comparaison ? Mais je suis déplacée, ici, de toute façon. Ici ou ailleurs. Je suis sans place. Vous la connaissez celle-là ? « Quel super pouvoir acquiert la femme de cinquante ans ? Elles deviennent invisibles ! ». Oh oui, je vous choque, je le vois bien. Vous riez jaune, vous me prenez pour une bourgeoise. Une petite bourge qui confond son sort avec celui des putes et des sacrifiées. Une hystérique. C'est ça le diagnostic, non ? Encore une qui pense avec son utérus. C'est ce qui est écrit dans votre dossier ? Ou pire, psychotique ? Narcissique ? Paranoïaque ? Mais c'est vous le bourgeois. Scientifique, en plus. La pire engeance du bourgeois : celui qui sait. Qui a des vues éclairées sur la norme, le hors-norme et les hormones. Vous ne savez rien Marc, ne croyez pas ça. Qu'est-ce que vous connaissez aux femmes, Marc ?

Je voudrais tellement être un homme, parfois. Ça me reposerait. »

 

Celle que vous croyez de Camille Laurens chez Gallimard

"Les chiffres me dévorent la cervelle"
Tag(s) : #Littérature, #Camille Laurens, #Celle que vous croyez, #Gallimard, #femme, #droits des femmes, #féminisme, #Histoires et pensées du Deuxième Sexe
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