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La veille, ils avaient bu à s'en rendre malades. Ils n'avaient pas refait le monde. Cause perdue. Ils en avaient rit aux éclats comme pour s'en protéger. Que la vie doit être maussade pour ceux qui n'ont pas la chance de vivre comme des pervertis dans l'abominable capitale du vice à enchaîner verres, parties de baby-foot, rires gras et blagues plus que douteuses. Ils bossaient tous dans une presse qui n'était plus à la hauteur de leur espérance. Comme le bas monde. Les uns abattaient des dépêches, les autres réécrivaient des titres toujours plus racoleurs. Tous cloués derrière un bureau à devoir recracher en mots l'horreur du monde et faire tourner la machine infernale de l'info. Pas le temps d'analyser, l'info chaude comme unique régime. Leurs mots étaient de la chair à maux. A produire des maux et de la paranoïa. Ils n'étaient coupables de rien. Ils participaient juste à la société informative du triste spectacle. Pour oublier, ils buvaient la nuit ensemble. Le lendemain matin, ils supportaient la double gueule de bois. Cause ? Plusieurs bières, une série de shooters fatidiques et trois bombes explosées à deux heures d'ici. Ça devenait une habitude de se réveiller dans cet état-là. Sous une couette, les yeux rivés sur l'actu. Sur un iPhone, les doigts prêts à tapoter un « Putain tu as vu Bruxelles ? ». Le monde sens dessus dessous et nous, pareil à l'intérieur. Elles avaient appris à parsemer les journées comme ça et les suivantes de textos. Des blagues, des coups de gueules, des insurrections faciles, des câlins de râleuses comme pour se dire on est ensemble dans un monde qui n'en connaît plus la signification. Alors ça va recommencer la trouille au ventre dans le métro, et c'est reparti la rengaine de la guerre dans la bouche de Valls, et que ça saute, plus vite les dépêches, et qu'est-ce qu'on s'en branle des avis des artistes, ras-le-bol des articles qui n'apportent rien, tu as vu machin qui récupère le truc, et Sarko-Bismuth noyé dans l'info, et la loi travail tout le monde va oublier, je pensais qu'on allait avoir un joli mois de mai à battre le pavé moi, et ces enfoirés vont pousser Marine au pouvoir tu verras, et j'ai lu un truc sur la Syrie qui m'a profondément déprimé, et plus de frontières, et les attentats au Mali ou en Turquie, pourquoi ce n'est pas la même unité, tu te rappelles élo les cours, la logique de proximité, l'affect tout ça, tout ça. Tout ça, pourquoi. Elle est où la touche « Press to reset the world » déjà ?

 

Putain putain

Elle n'existe pas. Et ton innocence n'existe plus. Abîmée à 14 ans devant des tours, saccagée à 28, ruinée à 29. Elle a laissé sa place à cet étrange sentiment de lassitude désorientée. Après viendra la colère, sûrement. Les soirées au vin rouge aussi, à refaire le monde que nos parents ont été incapables de refaire. Allô maman bobo, ça se refait comment un monde pas beau en fait ? Papy pouvait prendre le maquis ou faire exploser des trains contre l'ennemi, toi écouter du rock et manifester, bloquer ta fac tout en ayant une carte au PC, mais nous là, concrètement on fait comment ? Prendre une carte quelque part pour la déchirer plus tard, voter contre et pas pour, partager des images, des chansons, marcher en coeur d'une place mythique à une autre, donner son sang, adresser un regard bienveillant à son voisin dans le métro, tacler les cons qui mélangeront tout, conserver sa verve critique, garder les yeux grands ouverts. Faire avec les moyens du bord pour ne pas laisser gagner la merditude des choses. Et écouter Brel, aussi un peu facilement. La veille, le belge s'était invité dans la conversation. Je ne l'aime pas il était misogyne au possible, tu as vu ce qu'il avait dit de Bowie, non mais arrête bordel les textes de Brel c'est magnifique quand même, des textes de dépressifs ouais. Ironie du sort, ce soir il n'y a que la voix de Brel pour unique secours. Et peut-être le « Putain, Putain » d'Arno aussi. Ce « putain » désabusé devant l’obscénité de ce monde. De ce qui défile en boucle. Des postures des uns et des autres. Des images passées et à venir. Des migrants dans la boue, des européens dans un bain de sang. Des idées et des images qui se télescopent dans tous les écrans. Un drame en chassant un autre comme unique récit de l'humanité. Et l'impossibilité de savoir dans quel sens la prendre. Parce que tout serait à reprendre depuis le début, certainement.

 

Tag(s) : #Chroniques de l'asphalte, #billet d'humeur, #attentat, #belgique, #terrorisme, #journalisme, #arno, #jacques brel, #putain putain
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