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TreeofLifeLe générique de fin a à peine débuté qu'une femme se lève déjà et quitte la salle un brin énervé semble t-il. Ensuite il y a le monsieur derrière moi qui quitte son siège rouge. Après son petit rire ironique, je discerne plus ou moins bien sa très constructive critique « c'était de la merde ». Réplique soutenue par sa stupide greluche qui rajoute de suite « je m'excuse de t'avoir emmené voir ce film merdique, bébé ». Les autres spectateurs ont l'air d'une humeur similaire, très agacés voire complètement énervés. Puis il y en a quelques autres, ceux-là ont l'air « ailleurs ». Je suis ailleurs, je crois. Enfin non, je suis ici. Cachée au plus profond de mon fauteuil rouge, aussi craintive à l'idée de devoir quitter la salle obscure, d'affronter à nouveau le monde que de devoir canaliser mon sale caractère, et me retenir de dire tout ce que je pense à monsieur et son imbécile cette Palme d'Or « c'était de la merde ». La merde connard c'est ce que ce petit cinéma de province te propose à longueur de semaine. La merde connard c'est ce qu'on te fait avaler à longueur de journée dans ta vie de merde. Enfin la merde connard c'est pas Malick, c'est la vie. Rassurez-vous : je me suis retenue. Excepté mon regard noir, dédaigneux et détestable à bien des égards, qui n'a pu s'empêcher de dévisager ce connard et sa compagne, quitte à passer pour la connasse de service qui regarde mal les gens. Il en faut toujours une dans chaque histoire.

 

L'histoire de The Tree of Life c'est l'histoire de la vie. L'intangible vie. Celle qui nous a amenés jusqu'ici, l'unique coupable de notre existence, celle avec laquelle on doit se débrouiller depuis que le monde est monde. La vie et ses fondements ancestraux, antagonistes et hostiles. Le bien ou le mal. La nature ou la grâce. Quel chemin choisir, parcourir, ressentir. Le nouveau Malick est un livre de philosophie grand ouvert, à la portée de tous, n'en déplaise à certains. Un livre dans lequel chacun va puiser, ce qu'il souhaite, ce qu'il désire, ce dont il a besoin pour continuer, ou avancer. Ce qu'il souhaite apercevoir de la vie. Il y a ceux qui intercepteront dans les images puissantes, tourbillonnantes et gracieuses de Terrence Malick un hymne à la vie, où le monde rayonne avant de s'assombrir. Puis il y a ceux qui attraperont dans la partie intimiste du film une lucidité cruelle sur l'existence, rongée par le mal quoi qu'on en fasse ou pense.

 

Ce film-monument commence à peine qu'une mère perd déjà son fils. Elle le remet entre les mains de dieu, pendant que nos pauvres âmes de spectateurs sont remises aux mains du maître Malick. Lentement on se laisse aller à la dérive des soubresauts d'une modeste famille de l'Amérique des années 50 tout comme aux soubresauts parallèles d'un monde sur le point d'éclore. Étranges sensations que ce début de voyage sensoriel convolant au cœur de la création d'un monde comme d'un être. On s'égare dans le dédale créationniste de Terrence Malick comme Sean Penn à l'écran se perd dans l'immensité des buildings de verre. Deux sensations contraires nous traversent alors : l'angoisse et l'extase. L'angoisse de ce qui va advenir pour les protagonistes du récit intimiste : une famille de la middle class américaine, établie dans une monotone zone pavillonnaire typique de l'Amérique de l'après-guerre, où un père (Brad Pitt) élève ses trois enfants à la dure « dans un monde où il faut une volonté de fer pour gagner sa place » dixit le papa. L'extase pourtant subsiste au plus profond de nous-même. Elle se débat avec l'angoisse, elle s'agite, comme rarement elle s'est agitée au cinéma, face à la chronique universelle, grandiose, vertigineuse et bouleversante orchestrée par un Terrence Malick apôtre de la vie dirons-nous. Pendant près de vingt minutes, le cinéaste filme l'indicible, montre ce que tout le monde a oublié : le big bang, la collision des éléments, l'apothéose universelle. D'un rien tout se crée. Le délire mi-effrayant, mi-surréaliste laisse sans voix. Hypnotisé par la force d'une mise en scène osée, lumineuse et transcendante, on se demande sérieusement où nous sommes : au cinéma, au cœur de la création ou à la rencontre d'un dieu qui a déserté les lieux.

 

TreeofLife3Malick, cinéaste rarissime ( 5 films en 40 ans), philosophe spécialiste de Heidegger, aime se torturer l'esprit à une époque où il n'est plus question que de jouissance immédiate. The Tree of Life exige cette torture de nos esprits, avant la jouissance immédiate, sinon pourquoi accorder tant de temps à ce projet de titan ? À l'heure où l'abrutissement est de rigueur dans la despotique industrie du cinéma américain, Terrence Malick capte l'attention de son spectateur, lui demande sans arrêt une implacable réflexion sur lui-même et sur les autres. Son cinéma sculpte avec beauté et maîtrise l'idéal de la création qu'elle soit cinématographique, philosophique ou purement humaine. La rhétorique malickienne est sans failles quand on veut bien s'y soumettre, se laisser ahurir par la beauté des plans-séquences tourbillonnants et bordéliques et la conduite dictée par la voix-off de papa Brad, gourou de l'ordre moral de l'époque, mentor de la loi du plus fort. Papa Brad étrangement autant méconnaissable que fidèle à lui-même. Dans une expression de visage, une colère face au fiston, Brad Pitt rappelle (au cas où on l'aurait oublié) qu'il est de la race des seigneurs, des grands acteurs, des gars du sud et de leur émotion prisonnière de l'être explosant à l'écran. Il effraye avec sa discipline continuelle au fiston tenace. « C'est la tricherie qui mène le monde. Si tu veux réussir dans ce monde il ne faut pas être bon » lui assène t-il, tandis que la sublime Jessica Chastain, qui interprète son épouse, tournoie, se baigne dans un aura d'exquise lumière, de communion raffinée avec la nature, avec Dieu. Car non loin du pavillon de la pseudo-famille idéale à l'américaine, Dieu rode, hante la pellicule. Sorte de protagoniste invisible qui agit dans l'ombre de l'Amérique sudiste des années 50. Personnage intouchable que le plus féroce des enfants (Sean Penn plus tard) s'évertue à chercher, côtoyer dans le tourbillon de la vie. Cette vie coupable de la noyade d'un enfant, de la mort sur le champ de bataille d'un gamin de 17 ans, de la violence d'un père et de ses filles de la classe toutes plus désirables les unes que les autres. La vie contrée périlleuse où s'affrontent deux forces combatives, le bien et le mal. Malick, avec sa caméra mystique et émotionnelle, filme sans interruption les regards silencieux de ce gosse incompris face à une vie insaisissable. La dramaturgie est imperçeptible sous les lumières irrationnelles du cinéaste, et pourtant au plus profond du spectateur elle se veut oppressante. Bataille ancestrale entre le bien et le mal, la lucidité et l'obscurantisme, les splendeurs et l'infamie de la vie.

 

« Si tu n'aimes pas, ta vie passera en un éclair » dit la mère aimante à son fils éternel révolté. Alors le temps d'un instant, on aime. On ne sait pas très bien pourquoi bat notre cœur à ce moment précis. Pour ce message éperdu d'amour et de paix. Ou alors pour l'esquisse somptueuse de cette chose intangible et incontrôlable qu'est la vie. Malick a simplement fait son cinéma, un cinéma comme on en fait guère. Il a à la fois tout dit et rien dit avec son spectacle vivant, pensant et éblouissant qu'est The Tree of life. Dans un final, au goût de paradis perdu et de retrouvailles éternelles, une mère dit à son fils « Émerveilles-toi », et on intercepte ce dernier message de tendresse comme un cadeau précieux et rare. Un message à conserver.

 

The Tree of Life de Terrence Malick, bande-annonce

 

Tag(s) : #Cinéma
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