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Faut pas pleurer comme ça. C'est que du cinéma. Sauf que le cinéma parfois quand il rencontre la véracité des faits historiques, il n'est plus tout à fait lui-même. Il est réalité bien avant d'être fiction. Et les larmes bien chaudes et sanglotantes à l'approche grandissante d'une mort fatale, celle de ces « vingt-trois amoureux du vivre à en mourir », prennent une tout autre signification. Ce ne sont plus des simples larmes de fragilité ou de compassion. Plutôt des larmes d'incompréhension, de douleur extrême. Ce ne sont pas vingt-trois êtres de fiction. Ce sont vingt-trois êtres échappés de la (bien trop courte ?) mémoire française. Des libérateurs, des français, des étrangers, des résistants. Des « terroristes » aux yeux des ennemis. Un demi-siècle plus tard, devant un spectacle populaire et pédagogique signé Robert Guédiguian, le courage des sacrifiés de l'affiche rouge résonne encore et toujours au fin fond de la conscience collective. L'histoire vraie et déchirante du groupe Manouchian devient légende, par le cinéma de Guédiguian, la chanson de Ferré et le poème d'Aragon. Une légende nécessaire, comme il nous en manque tant. Un légende qui aide à vivre « ici et maintenant ».

 

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Ici et maintenant justement, l'épopée tragique de Missak Manouchian, Marcel Rayman, Thomas Elek et les vingt autres résistants de l'affiche rouge s'empare de nos âmes de citoyens. Ici et maintenant, le cinéma politique de Robert Guédiguian (Marius et Jeannette) parle pour transmettre les combats des anciens, des combats pour toujours. Qui d'autre que lui pouvait filmer le destin tragiquement héroïque de simples citoyens français, étrangers pour la plupart aux yeux de l'Etat, qui décidèrent, dans le Paris occupé par les allemands, dans une France outragée par Vichy, de combattre pour ce pays qu'ils aimaient tant ? Guédiguian, cinéaste des petites gens et des grandes idées, capture avec pudeur la prise de conscience progressive de l'ouvrier et poète arménien Missak Manoukian et de son groupe de résistants. Pour eux, l'heure est venue de se battre. Juifs, Hongrois, Polonais, Roumains, Espagnols, Italiens, Arméniens, vingt-deux hommes et une femme sont prêts à défendre « la terre des droits de l'homme ». Alors que dans les quartiers modestes d'un Paris martyrisé par l'occupant allemand résonne la « Douce France » de Trenet, Marcel Reyman (Robinson Stévenin) descend des officiers allemands à chaque coin de rue, Thomas Elek (Grégoire Leprince Ringuet) griffonne la faucille et le marteau sur les murs de son lycée et Missak Manouchian (Simon Abkarian) tue des hommes, lui qui refusait de le faire pour une « question d'éthique ». Guédiguian, respectueux et fidèle aux hommes, poursuit l'itinéraire de cette bataille au quotidien ainsi que l'évolution de la notion de « combat » en chaque homme. Sa caméra éclaire non seulement les individus mais aussi l'importance de ce collectif que Missak Manouchian, seul maître à bord, appellera sa «  famille ».

 

De leur vie en tant qu'individu à leur lutte commune, le cinéaste mêle avec savoir-faire la grande Histoire à l'histoire intime. Des histoires en parallèle qui finissent un jour ou l'autre par se rencontrer. Avec L'Armée du Crime, Robert Guédiguian offre une dimension pédagogique à son cinéma, à une époque qui en manque cruellement. Derrière ces « morts pour la France », sous cette énumération de noms étrangers, sur cette affiche rouge nauséabonde il y a une leçon pour le temps, pour aujourd’hui. En dépoussiérant la légende, Guédiguian prévient les citoyens sur leurs droits mais aussi leurs devoirs. Il faut voir, sentir la révolte de ces jeunes, étrangers, français, juifs, communistes, de ces êtres dotés de la chose si précieuse : la conscience. Il est nécessaire d'entendre la colère battant dans leur âme et conscience. Une révolte sans limite se levant dans l'ombre contre l'injustice. La rage saine de Robinson Stévenin, la sérénité admirable de Simon Alkabian, l'engagement de chacun de ces partisans enseigne la leçon inépuisable, inoubliable : dans une société qui bafoue les libertés et les êtres, la désobéissance civile existe, elle est à portée de main, à disposition de chacun. Elle est plus noble que toute la dégueulasserie, norme de l'époque. La dégueulasserie parlons-en. Car Guédiguian, fils d'arméniens, ne l'a point oublié, point épargné. Car si les « étrangers de France » ont repris le flambeau des valeurs françaises, les médiocres « français de souche » les ont oubliées, saccagées.

 

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Pour « approcher au plus profond de la vérité », il ne fallait pas dépeindre que ces héros anonymes, il fallait aussi s'attarder sur ceux que Sartre nommerait plus tard « les salauds ». La police française et « leur plus grande réussite » : la Rafle du vél' d'Hiv', selon les propres mots d'un officier allemand. « La collaboration est au-dessus de nos espérances » dit sobrement l'officier au chef de la police française, et Guédiguian, tout en sobriété, souligne cette complicité entre français et allemands, connivence de l'inconcevable qui conduit la police française à devenir la véritable « armée du crime ». L'armée du crime n'est pas celle de l'affiche mais celle qui débarque dans les immeubles, avec violence, pour arracher des êtres humains à la vie et les emmener vers la mort. Cette mort invisible qui rode dans les caves de la Préfecture de Police de Paris, dans ces bus plein de visages perdus que croisent Marcel Rayman et son petit-frère Simon. Simon, 12 ans pas plus, collant son frère juif et résistant dans chacun de ses rendez-vous avec le groupe. Simon assistant à la torture de son frère et de ses amis. Simon en partance pour la mort dans un wagon noir. Simon, unique survivant, avec Mélinée (touchante Virgine Ledoyen), la femme de Missak Manouchian destinataire de la dernière lettre du poète.

 

La fameuse lettre de « Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée », la survie dans les camps du petit Simon, le visage de ces 23 partisans d'un autre temps, sauveurs pour l'éternité, la mensongère affiche rouge placardée sur les murs de Paris, le poème d'Aragon, l'interprétation de Ferré, toutes ces éléments de l'Histoire semblant appartenir à un passé lointain, Guédiguian par son désir d'humanité les ramène au présent, à l'avenir, à l'éternité. À l'écran, dans les cœurs, leur lutte acharné, leur désir de vivre et d'aimer coûte que coûte résonne en nous. Modestes combattants de la liberté venus d'ailleurs, les membres du groupes Manouchian par le sacrifice de leurs vies ont donné naissance à la notre. Du moins à nos consciences de vivre des heures heureuses. « Bonheur à tous » écrivit le poète quelques heures avant de mourir.

 



Strophes pour se souvenir

Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Louis Aragon, Le Roman Inachevé

 


Tag(s) : #Cinéma
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