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Chacha est parti. Alors que je partais direction le soleil et ses étendus de sable fin, on m'annonça que Chacha était parti. La nouvelle est tombée en plein périple sur ce satané I-Phone, toujours porteur de mauvaises nouvelles celui-là. Il était aux environs de midi et celui-ci disait sobrement: « Claude Chabrol est mort ». Rideau.


Claude Chabrol

À 130 sur l'autoroute, les paysages estivaux défilaient à toute vitesse à la vitre arrière, pas le temps de figer alors sa pensée ou son regard. Juste le temps d'être traversée par une foule d'images et de pensées. « Chabrol est mort » me répétais-je dans ma petite tête, comme si la chose était impossible, comme s'il fallait la répéter pour y croire, comme si un jour je ne pourrais plus dire avec entrain : « On va voir le dernier Chabrol au ciné ce soir?! ». Oui, voilà ce que j'ai pensé en premier lieu, à cette chose impossible : ne plus respecter cette vieille tradition familiale, celle du dernier Chabrol en famille, ne plus jamais débattre sur le vif des histoires noires de ce type incroyable. J'ai ensuite réalisé à quel point l'été avait été tristement meurtrier, la série noire qui frappait le cinéma français depuis plusieurs mois maintenant trouvait en ce jour tragique son apogée. Après Bernard Giraudeau, Bruno Cremer, Alain Corneau, c'était aujourd'hui au tour du beau Claude de foutre le camp de façon inattendue.

 

Alors on se rassure comme on peut. On se dit qu'il existe peut-être un paradis des cinéastes en or tout là-haut dans ce médiocre bas-monde. On s'imagine sans doute Chabrol parti rejoindre ses anciens camarades critiques aux Cahiers du cinéma. Sans doute discuteront-ils, ou plus communément, se disputeront-ils sur le cinéma de leur jeunesse, sur ce bon vieux Hitchcock ou Howard Hawks. Les pionniers du plus beau mouvement du cinéma français, la Nouvelle Vague, s'éteignent peu à peu, voilà ce qui m'a réellement traversé l'esprit ce jour-là. On nous bassine avec les épatants 400 coups de Truffaut et le À bout de souffle de Godard alors que le réel premier cinéaste de ce mouvement appelé Nouvelle Vague sous la plume de Françoise Giroud en 1957 se prénommait Claude Chabrol et réalisa en 1959, deux films, étiquetés Nouvelle Vague (Le Beau Serge et Les Cousins). Rien que ça. Alors que Truffaut filmait à merveille les sentiments qui vont et viennent chez nos pauvres âmes, que Godard parlait poétiquement de liberté et de militantisme, Chabrol lui excellait à capter la noirceur et les travers de notre chère société française. Chacun dans des styles bien différents, ils apportèrent un souffle de liberté dans un cinéma morose. Ensemble ils ont construit la Nouvelle Vague, ce mélange efficace de désinvolture narrative, de dialogue provocants et d'amoralisme subjuguant. Bien sûr, comme dans la vraie vie, la vie cinématographique possède aussi son lot d'infidélités. Chacha était de cette race-là. Descendant infidèle de la Nouvelle Vague, il s'écarta assez rapidement du cinéma de sa jeunesse pour un cinéma fait de films noirs, de succès, d'erreurs et de quelques chef-d'œuvres que le cinéma français se doit de ne jamais oublier.

 

Se planter devant l'écran de cinéma équivaux à se planter devant un miroir et ne pas s'épargner face à ce que nous renvoie le reflet de ce beau miroir. Le cinéma de Chabrol incarnait pleinement ce miroir qui, avec malice et cynisme, nous lâchait un rigolard : « Regardez ce qui ne va pas bien chez vous » et nous bêtement on regardait, l'œil captivé et désœuvré, sur notre propre bêtise, sur l'inélégance de nos pensées et de nos actes. Chabrol donnait à voir tel un Balzac des temps modernes, la caméra avait remplacé la plume, mais le talent était (presque) toujours au rendez-vous pour livrer avec férocité cette image rarement positive de cette comédie humaine française de toutes les époques.

 

« Pour vivre heureux, il faut admettre que l'être humain est fondamentalement bête » se plaisait-il à dire. Lui l'avait admis, dès ses débuts. Lui le fils de pharmacien l'avait vu d'entrée de jeu la bêtise, cette bêtise grouillante dans les sphères de la respectable et détestable bourgeoisie, qui de « toutes les ethnies est quand même la plus drôle ». La drôlerie sera sa marque de fabrique, sa plus belle des manières pour déceler le ridicule de nos mœurs. Sa filmographie sera drolatiquement noire, les cadavres traineront dans les placards, les bons mots ne seront jamais très loin et l'œil gourmand et impitoyable du cinéaste flânera sur chacun de ces personnages. Chacha riait beaucoup sur ses tournages, sur les plateaux télé, partout il riait. Comme si ce rire gras et impertinent était l'unique moyen de se sauver du monde. Il carburait au rire mais attention pas à n'importe lequel au « rire jaune », celui qui le servait très certainement à calmer sa colère intime contre l'affreuse et incurable connerie humaine. Cette connerie le fascinait parce qu'elle était « infiniment plus fascinante que l'intelligence. L'intelligence a des limites, la bêtise n'en a pas ». Alors le regard malicieux, Chabrol filmait avec intelligence la bêtise humaine. Il n'était pas de la veine des cinéastes engagés, des militants acharnés, non, il avançait tout en douceur son idée d'une France bourgeoise et hypocrite, prisonnière de ses principes et de ses non-dits. Il incarnait un moraliste tranquille, un portraitiste au sens scrupuleux du détail. Un Chabrol se reconnaissait dès la première seconde, dès l'instant où la lumière s'éteignait et la bobine démarrait laissant place à un univers chabrolien : une atmosphère était plantée en quelques mouvements élégants de caméra, en une musique classique et inquiétante de son fidèle compositeur Matthieu Chabrol. Un Chabrol se reconnaissait à son final : on en ressortait la tête en ébullition, cherchant allégrement les dires de son auteur, les excuses ou les accusations de ses personnages. Maître de la mise en scène, Chacha était aussi le maître de nos pensées. Pour lui, on se déplaçait avec joie vers la salle obscure. Pour lui, on se posait avec plaisir devant la rediffusion que nous proposait l'écran de télévision. Pour lui, on arrivait à oublier pour deux heures la médiocrité de notre univers. Pour nous, il peignait notre univers sous un autre angle. L'angle de l'angoisse et de la réflexion. L'angle bercé par l'amour profond de son métier et de sa fascination pour la fatalité.

 

La fatalité, pièce majeure de la composition de l'inégalable Claude Chabrol, frappe aujourd'hui le cinéma. La mort inévitable intervient et enlève, aussi bien aux cinéphiles qu'aux citoyens, un cinéaste populaire, un cinéaste cinéphile, un grand monsieur qui va indéniablement manquer à la société française. À l'heure où les écarts se creusent entre les classes sociales de ce pays, où les magouilles politiques amplifient, où l'autre est plus que jamais montré du doigt, Chacha nous quitte. La larme à l'œil, on se dit qu'il est parti au moment où l'on avait le plus besoin de lui. Il nous reste comme ultime héritage son visage de drôle d'oiseau, la pipe au bec ou la plume dans le derrière chez Fogiel. Il nous reste son rire, ce rire si communicatif, si combattant contre les choses de la vie. On se perd dans les hommages, les flots de mots, d'adjectifs de ce qu'il était aux yeux de chacun et de ce que fut le cinéma français grâce à lui, mais ce qui reste avant tout ce sont des images. Ces images que la mémoire et les lecteurs de DVD ne cesseront de faire perdurer. Une foule d'images, voilà ce que nous laisse Chacha. Des images de lui et des acteurs et actrices qu'il a tant aimé et dévoré des yeux. Stéphane Audran belle à en crever dans La Femme infidèle. Brialy jeune premier dans Le Beau Serge. Jean Yanne exceptionnel dans Le Boucher. Isabelle Huppert à couper le souffle en faiseuse d'ange dans Une Affaire de femmes, livrant avant d'être exécutée le poignant « Je vous salue Marie pleine de merde! ». Huppert encore aux côtés de Sandrine Bonnaire dans La Cérémonie, drame impeccable où Chabrol traitait des rapports de classe de manière époustouflante. Puis il y a les dernières images, les récentes. Mélanie Doutey et Suzanne Flon trainant le corps de Bernard le Coq dans l'escalier de la maison familiale dans La Fleur du Mal. Benoit Magimel en fils de famille dérangé dans La Jeune fille coupée en deux. Depardieu en commissaire passionné par cette frontière infime entre le bien et le mal dans Bellamy. Ce Bellamy justement, dernier cru chabolien réunissant deux monstres sacrés du cinéma français, se concluait sur une sentence. La sentence clé de toute une œuvre, ultime message de Chabrol à son public, qui laissait planer la fin prochaine du maître. "Il y a toujours une autre histoire, toujours plus que l'œil pourrait voir" tel était l'ultime mot du réalisateur, telle était la règle chabrolienne par excellence. Cet œil capable de percer les mystères de la fatalité, de filmer ce démon invisible qui se cache en chacun, s'en est allé à jamais avec lui. L'œil malin de Chabrol s'est éteint. À nous de ne pas laisser s'éteindre les yeux qu'il nous avait ouvert grâce à la grandeur de son cinéma. Continuons à tenir nos yeux grands ouverts sur la bêtise humaine voilà le plus bel hommage que l'on puisse rendre à ce grand homme.


Tag(s) : #Cinéma
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