Blier ou l'art des sentiments cash

On l'a souvent jugé scandaleux, provocateur, misogyne aussi. Oui, le cinéma de Bertrand Blier a longtemps déplu à la douce morale française. La faute au verbe cru, éclatant et cash de Buffet Froid, aux parias obscènes des Valseuses. Tout au long de son œuvre, Blier avoue ce faible pour les exclus, les marginaux, les êtres à la dérive. Le plus bel être à la dérive de sa filmographie semble pourtant être, l'être le plus commun au cinéma : l'amoureux. Trop belle pour toi, chef-d'œuvre absolu du réalisateur, explore ce personnage qu'on ne cesse de rencontrer sur les écrans noirs de nos nuits blanches. Mais chez Blier, il a une consistance supérieure. Il s'appelle Gérard Depardieu. Il aime Carole Bouquet puis Josiane Balasko. Chez Blier, l'amoureux erre comme jamais, à chaque plan, dans des lieux différents, avec des femmes aux physiques et manières radicalement opposés. Il n'erre pas dans l'espace crée par la caméra, s'enivrant des charmes de chacune, non il divague sur ses sentiments, sur sa vie éphémère.

« Ce que l'homme voudrait, c'est vivre plusieurs vies. Et ce n'est pas possible parce qu'il n'en a qu'une, et en plus elle est courte » explique Gérard Depardieu à qui veut bien l'entendre. À qui s'adresse t-il ? Sa femme, sa maîtresse ou le témoin chanceux de cette histoire d'amour brûlante. Le saura t-on jamais ? Trop Belle pour toifait parler les images avant de faire parler les êtres. La plume de Blier délaisse avec grâce le cynisme habituel du maître pour une lucidité d'une beauté effarante. La beauté du film en réalité n'est autre que Florence (Carole Bouquet), femme de Bernard Barthélemy (Gérard Depardieu) grand concessionnaire automobile. Florence est « trop belle » aux yeux de tous. Elle évolue dans une vie confortable et bourgeoise avec ses deux enfants et son mari. Mais ce dernier engage une secrétaire intérimaire : Colette Chevassu (Josiane Balasko). Elle est petite, boulotte, mal habillée. Contre toute attente, Bernard tombera fou amoureux d'elle... et Blier en profitera pour dynamiter les codes pré-établis depuis des lustres. Trop Belle pour toiest d'une beauté presque indécente, élégance extrême des images et des mots. L'impertinence, cette fois-ci, n'est pas déclamée par des marginaux mais par des bourgeois. Sans fioritures les désirs et sentiments de chacun explosent aux yeux de tous. Dans le métro, Balasko fait « cadeau » de son bonheur à un inconnu : « Je viens de faire l'amour pendant trois heures ça ne m'était jamais arrivé ! ». Dans un dîner bourgeois, un ami de longue date explique sa tenace envie de « baiser » la femme de l'hôte. Il y a du Buńuel, là-dessous. Le moralisme bourgeois vole en éclat comme chez le maître ibérique. Il y a du Godard sous les sensations. Depardieu, certainement le plus bel amoureux du cinéma français, déclame ses sentiments comme un héros d'une tragédie de Racine. Il virevolte avec grandeur d'une femme à l'autre, de la maison bourgeoise à l'appartement de prolo. Les mouvements contradictoires du cœur amoureux se propagent jusqu'au spectateur grâce à cette caméra volatile, qui ne sait par quel angle observer ces émotions éblouissantes et destructrices... qui bientôt s'envoleront aussi vite qu'elles sont arrivée.

D'un romantisme désespéré, ce Trop Belle pour toi n'oublie néanmoins pas l'éternel questionnement sociétal de l'œuvre du cinéaste Blier. Ainsi le rapport dominant-dominé continue d'exciter le scénariste par cette histoire d'adultère surréaliste : Depardieu quitte Bouquet pour Balasko, et par la même occasion se sépare d'une situation confortable pour la simple sincérité d'un sentiment immense. La gagnante habituelle, la femme fatale, échoue donc au profit de la femme anonyme, certainement " trop moche " pour l'homme en question, mais si belle dans l'exaltation des sentiments. Le temps d'un film, d'une histoire d'amour si banale basée sur l'adultère, Bertrand Blier abandonne son acidité exquise, lui préférant les tendres désillusions de l'amour et de la vie. Et c'est un abandon d'une beauté stupéfiante.