Imaginez 67 dans la France à papa, l’hexagone policée du Général qui tente de contenir sa jeunesse pendant que le rock met le feu aux poudres chez les anglo-saxons et dans ce joyeux bordel, Anna qui vient crever l’écran. En avance sur son temps, c’est une petite révolution. Une bombe esthétique qui s’ouvre sur un ballet hallucinant, pop et décadent : une peinture dansée, férocement parisienne mais amourachée de l’esprit Swinging London. Anna la solitaire débute ainsi sur des images de groupes de jeune gens dansants et décadents. Avant-goût chorégraphié d’un hold-up commis par la jeunesse sur la société contemporaine. Dans un paris tout gris, cette fille « pas mal, pas mal du tout » (les mots sont de Gainsbourg) imperméable transparent sur le dos, accent délicieux en bouche et lunettes rondes sur le nez lâche un premier « foutez-moi la paix » qui en dit long sur sa solitude et son caractère rêveur. Elle rêve de changer de peau, d’horizon et d’un poison violent (les mots sont toujours de Gainsbourg). Cette Anna travaille comme coloriste dans l’agence de pub du monsieur qui va tomber amoureux d’elle sans le savoir. Le monsieur c’est Jean-Claude Brialy, excellent cabotin séducteur du cinéma d’alors. Il tombe amoureux d’une photographie où Nana est sans lunette - ceci explique donc le cela de la non reconnaissance. Accompagné de ses sbires dans un Paris où les êtres errent d'un trottoir à un autre, slaloment entre les voitures et se croisent dans un métro, il cherche l'objet de son amour qui est juste là, sous son nez. Dans ce joyeux bordel esthétique et coquin, Eddy Mitchell chante des parties de « baise-ball », Marianne Faithfull, sublime blonde coquette, chante les « hier ou demain, je t’aurais dit oui mais pas aujourd’hui » et Gainsbourg - second rôle taillé à la mesure de son génie de parolier - disserte à merveille sur la cristallisation de ce cher Stendhal aux terrasses des cafés.
Sur un thème intemporel (la quête de l'idéal amoureux) dans une époque où la quête est de multiplier les conquêtes, Pierre Koralnik disserte et amuse en pratiquant l'extrême liberté du rêve à la réalité. De cette Anne se libère un air d'une modernité abasourdissante, un air conçu avec son acolyte qui squatta pendant près d’un an son canapé - Serge Gainsbourg. Leur rêve de signer ensemble une comédie musicale se concrétise quand Anna Karina accepte ce rôle à la hauteur de son éternelle et incandescente fraîcheur, de nana délicieusement « anormale ». Fugace envie de vivre condensée en 1H26, Anna est une bombe lâchée dans un paysage français sclérosé par des années gaullistes, un avant-goût onirique des soubresauts de 68 et 69, un trait d'union entre nouvelle vague et pop art, un télescopage fulgurant entre la prose française gainsbourienne, les dialogues brillants du plus grand dialoguiste du cinéma français des années 70 (Jean-Loup Dabadie) le tout revêtu habilement d'airs pop. Gainsbourg in oblige, les chansons d’Anna collent à la peau et au coeur. Si elles parlent du « danger immédiat » leitmotiv gainsbourien, elles ont le gabarit des tubes anglosaxons. Anna Karina y est une Lolita gainsbourienne qui diverge, esthétique mais pas complètement demeurée pour paraphraser le poète. Une Rollergirl, « la lolita des comics, une des plus dangereuses des bandes dessinées ». Une fois que vous l'avez croisé, impossible de l'oublier.