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Peut-être qu'elle n'a jamais été autant nécessaire à la philosophie, à la vie. Aujourd'hui, lire Hannah Arendt, marcher dans ses pas de penseuse de l'impossible, de philosophe de l'action c'est comme déambuler dans les ruines infâmes d'un monde dont le cycle de la vie est de tomber puis se relever. Échouer dans les ténèbres et se réveiller dans les cieux, tel est le monde des temps passés et présents. Hannah Arendt fut la témoin précieuse et attentive de ce temps. Du pire des siècles. Siècle passé et troublé par la main de l'homme à jamais coupable du génocide, à jamais coupable d'avoir accepter l'inacceptable. Hannah Arendt, exilée dans un monde tiraillé entre son identité de victime ou de coupable, n'acceptera jamais de cesser de « penser » les événements. Penseuse de l'événement, philosophe passionnée, journaliste prolifique, amoureuse de la vie, celle-là même qui lui a fait subir les pires tragédies de l'histoire contemporaine, Hannah Arendt est une nécessité contemporaine. Une femme philosophe à lire pour saisir l'écartèlement éternel entre soi et le monde. Dilemme de tous les temps et de tous mortels.

 

Au premier abord, Dans les pas d'Hannah Arendt effraye. Une masse de mots pour une tonne de pages. 600 pages environ et cette crainte de s'effondrer sous une montagne de philosophie. L'erreur réside justement dans cette idée primitive : la philosophie n'effrayerait-elle pas à cause de la force de ses vérités, et de ce fait des probables douleurs à supporter ? Pour marcher dans les pas d'Hannah Arendt, pour errer dans le chaos du XX ème siècle, il faut faire preuve de deux qualités fondamentalement propres à la philosophe. Du courage et de la lucidité. Rien de plus. Avec ça, la biographie dérive avec beauté, devient roman d'une vie, roman du siècle et objet à la philosophie saisissante.

 

HannahArendt-copie-1« Restituer la force et le courage » d'une femme philosophe

 

Dans son introduction, Laure Adler, la biographe, concède vouloir « restituer la force et le courage » des combats menés par Hannah Arendt durant toute son existence. Elle souhaite « donner envie de lire, relire, méditer » tout ce que la philosophe a écrit « tant sa pensée donne de l'élan, de la force, de l'énergie ». Dans les pages suivantes, Laure Adler s'attachera à exprimer la fièvre d'Hannah Arendt, cette envie de vivre malgré tout et de comprendre par dessus tout cette vie. Parfois, la biographe-enquêteuse se perdra dans son amour sincère et touchant du sujet. Mais comment ne pas aimer cette femme philosophe dans un monde de mâles philosophes où le mal sommeille tranquillement en chacun. Sans elle et son désir tenace de « penser » coûte que coûte les événements, nous n'aurions pas saisi toutes les dimensions du siècle dernier et les dangers des totalitarismes passés et futurs.

 

Hannah Arendt est née au début du siècle dernier en 1906 à Hanovre. Elle contemplera la mort dès son plus jeune âge avec une Première Guerre Mondiale, et la perte fatale d'êtres chers. Cette explosion de violence, ce désastre moral amenés par cette Grande Guerre tuera à jamais sa part de naïveté enfantine. Vers 15 ans, Hannah se laisse aller à des interrogations métaphysiques qu'elle alignera sur ses cahiers d'écolière. Philosophe, elle ne cessera jamais d'écrire des poèmes, pour elle et sa conscience, mais aussi pour les autres, amis ou amants. À 18 ans, elle fait ses premiers pas dans le fief du néo-kantisme, l'université de Marbourg. Là-bas, sur les bancs de l'école du savoir, elle apprend. « Penser, c'est vivre. Vivre, c'est penser. Pas de pensée sans prise de risque. Pas de pensée qui ne soit pas un affrontement personnel avec le monde. Penser, ce sera son activité » écrit la plume emphatique de Laure Adler. Cette activité hautement réfléchie, et ce depuis le plus jeune âge, sera renforcée par sa rencontre avec Martin Heidegger. Une rencontre, l'événement clé d'une vie. Intellectuellement, sentimentalement le professeur-philosophe Heidegger bouleversera la vie de la jeune Hannah Arendt. L'ombre du grand homme planera sur toute l'existence d'Hannah, des temps obscures du nazisme jusqu'aux années 60, de l'Allemagne aux États-Unis, Heidegger jouera à cache cache avec le cœur de la femme et l'esprit de la philosophe. Pour lui comme pour elle, à partir de cet instant et ce pour toujours, la philosophie est indissociable de la vie. Cette vie les amènera à se séparer à maintes reprises et pourtant l'union des âmes et la fusion des esprits subsisteront aux ruptures. Jusqu'au dernier souffle de vie, et ce réciproquement, chacun reconnaîtra sa dette envers l'autre.

 

Le désir arendtien ou le désir de comprendre et d'agir

 

C'est justement l'Autre en question, les autres plus généralement, qui amèneront Hannah à se réveiller face à la torpeur du monde et de ses compagnons de route. Début des années 30, la fièvre nazie monte aux quatre coins de l'Europe. Les amis de la philosophe, souvent des intellectuels juifs ne prennent pas la mesure de l'événement qui se trame dans l'ombre de leur chère patrie. Hannah, elle, s'acquitte d'une lucidité extrême. Elle n'oubliera jamais cette période cruciale où le monde, et les siens surtout, auraient pu échapper à l'aveuglement, se réveiller pour dire non à ce Hitler. Mais non l'intelligentsia préféra somnoler, se moquer du Führer et ne pas s'opposer à la chasse aux juifs. « Au moins j'ai fait quelque chose, au moins je ne suis pas tout à fait innocente » aimera t-elle à répéter.

 

Oui, elle, au moins, a fait quelque chose. Rare sont ceux qui pourront s'octroyer d'une telle position. C'est à cet instant crucial de l'histoire qu'Hannah Arendt devient Hannah Arendt. C'est à ce moment-là où le nazisme s'immisce dans chaque esprit allemand, qu'elle se refuse à une idéologie nauséabonde, qu'elle dit non par l'action à une pensée unique et dangereuse. Alors que d'autres cèdent peu à peu à la croix gammée, elle s'exile mentalement et œuvre pour le mouvement sioniste afin de récolter des informations sur la propagande antisémite du régime en place. Sa démarche l'entraînera un court instant vers la mort par ce bref passage chez la Gestapo. Mais ce premier choix de révolte scellera tous les suivants : en 1933, Hannah veut comprendre, non pas seulement intellectuellement, mais en agissant, et durant tout le reste de sa vie elle cherchera à comprendre par l'action.

 

Pour comprendre ce tournant de l'Histoire, Hannah doit s'exiler. Elle laisse derrière elle une Allemagne devenue trop dangereuse pour elle et ses idéaux, mais également une âme sœur, Heidegger, ayant cédé de son côté aux avances de la patrie nazie. Après avoir subi un premier déchirement intellectuel avec ses proches qui ne comprirent pas de suite le danger du nazisme, Hannah connait un second déchirement d'ordre physique cette fois-ci : ses idéaux l'arrachent à sa patrie, sa terre lui vole et piétine son identité première : être juive. Mais ces déchirements ne sont que les débuts d'une longue suite de tiraillements irrémédiables... Hannah passera dix ans sur le sol français, une terre d'accueil qui ne l'accueillera véritablement jamais. Là-bas, dans le Paris des années 30, c'est la vie de bohème. La philosophe travaille énormément, la femme, quant à elle, rit beaucoup. Malgré l'antisémitisme de cette France-là, Hannah vit au jour le jour, au gré des amitiés et des rencontres faites dans les cafés. Oui, malgré le nazisme aux portes françaises et malgré cette France qui capitule peu à peu face au diable, Hannah croit qu'il est encore possible de refaire le monde. Dans ce monde en pleine débâcle, elle rencontre l'amour en la personne de Heinrich Blücher. Un « goy » autodidacte, passionné de Marx et de philosophie. Ces deux-là désireux de quitter au plus vite une terre peu à peu contaminée par les doctrines nazies décident de gagner la zone libre pour convoler vers Marseille, issue de secours ultime pour la nouvelle terre promise : les États-Unis.

 

La reconstruction et l'incrimination

 

Par miracle ou par chance, Hannah et Heinrich échappent à leur bourreau et gagnent le nouveau monde : l'Amérique. Hannah laisse derrière elle, sa mère, trop âgée pour une telle fuite, puis un compagnon fidèle : Walter Benjamin. Philosophe émérite, un hypersensible doutant de son génie, un vaincu de l'histoire qui se suicida et laissa Hannah désemparée la veille de son départ vers une nouvelle vie. Nous sommes en 1941, et Hannah est une nouvelle fois victime d'une déchirure intime, physique et intellectuelle. Elle à 36 ans débarque à New York sans savoir ce qu'elle va faire de sa vie. Le régime nazi lui a volé son existence. Elle n'est plus rien, et n'a plus rien, à part cette conscience vivace, bien le plus précieux pour la philosophe. Laure Adler souligne combien il est difficile aujourd'hui d'imaginer la volonté qu'il fallait pour tenter de se reconstruire une identité en l'absence de toutes traces du passé, de tout ce qui constitue un être. Hannah n'est rien, ni personne dans ce monde qui n'est vraisemblablement plus rien non plus. Elle et son monde devront alors se reconstruire. Une reconstruction qui passera par vita activa et la vita contemplativa.

 

Sur la terre du rêve américain, Hannah n'a pas le temps de rêvasser, tout juste le temps de gagner sa vie. Comme son épopée parisienne, sa vie new-yorkaise vivra au rythme de petits boulots. Assistante sociale, universitaire, journaliste, Hannah tente difficilement au départ de vivre de sa plume, tandis qu'Heinrich lutte avec lui-même pour se faire au régime américain et son capitalisme. Sur la nouvelle terre promise, nombres d'actions choquent profondément Hannah Arendt et son mari. De la chasse aux sorcières en passant par l'assassinat de Kennedy, et le racisme ambiant, l'Amérique déçoit la citoyenne autant que la philosophe.

 

Le temps et un océan entier séparent Hannah de sa vie d'avant. Avec la distance, elle s'écarte clairement du sionisme de ses années de jeunesse. La vie avec un « goy » et le recul nécessaire l'amènent à contempler sa judéité d'une tout autre manière. « Accepter Israël comme solution c'est accepter, en l'intériorisant, comme un mal inéluctable et éternel l'antisémitisme » explique t-elle. Cette première prise de position radicale lui vaudra quelques critiques acerbes du côté israélien. Pourtant jamais Hannah ne reniera ce qui la condamna toute sa vie : sa judéité. À la question « Qui êtes vous ? » sa seule réponse a toujours été : « Je suis juive ». « Elle se dit juive parce qu'elle fut reconnue comme juive, classée comme juive et chassée du monde commun parce que juive » explique sa biographe Laure Adler. À cet instant précis du récit d'une vie passionnante se dégage la problématique même de toute l'œuvre d'Hannah Arendt : comment surmonter l'impossible ? L'impossible étant cette judéité qui l'a mise au ban de la société. L'impossible étant aussi cette guerre, ce génocide à l'égard des juifs mais aussi de l'homme. L'impossible étant d'être vivante après l'anéantissement d'un monde. Hannah pense l'impossible, car elle l'a vécue dans sa chair. L'exil, l'errance, les camps, le fait de ne plus être allemande, de ne pas être une réfugiée française et ne pas avoir encore le titre de citoyenne américaine. Le fait de ne plus faire partie du monde. Tout cela est impossible à première vue, et pourtant elle l'a vécue dans sa chair. Et pourtant il faut l'écrire, le démanteler, le disséquer.

 

Il y a quelques mois seulement que la fureur du régime nazi s'est éteinte et Hannah pense déjà à l'analyser dans Les Origines du Totalitarisme. Un projet d'une ambition rare, tant sur le plan intellectuel que philosophique et politique. Selon elle, « Le Vieux Continent n'est plus une configuration d'États mais une fabrique de destruction de l'idée même de démocratie, et de facto, la ruine de l'espérance en une humanité commune ». Les plaies sont à peine refermées qu'Hannah souhaite déjà l'autopsier, pour son bien à elle certainement, mais avant tout pour le bien de l'humanité à venir. Elle demande à tous de contempler l'horreur commise par les hommes et leurs pensées. Elle n'offre aucune solution, juste des analyses. Des analyses que les futurs philosophes jugeront précieuses. Elle ne convoque aucun espoir, juste l'honnêteté de chacun à qui elle demande un face à face avec le réel consciencieux.

 

Hannah Arendt et l'affrontement de l'affreuse vérité

 

L'honnêteté d'Hannah Arendt a très souvent été remise en cause. Attaquée pour son anti-sionisme soudain. Critiquée pour son analyse des totalitarismes (elle met stalinisme et nazisme au même plan). Lynchée pour ses prises de positions sur le procès de Eichman, SS impliqué dans la solution finale, et sa vision d'un mal banalisé. Hannah Arendt ne sera pas la philosophe la plus appréciée de son temps. Lors du procès Eichman et de cette analyse jugée choquante pour l'époque « Ce n'est pas Eichman qui est, par nature, monstrueux c'est la système qui l'a conduit ainsi en effaçant en lui la frontière de la perception entre le bien et le mal » elle verra une foule de courriers insultants sur son palier et des unes de magazines peu agréables à son égard. Le Nouvel Obs titra : « Hannah Arendt est-elle nazie ? ». Têtue, parfois d'une grande mauvaise foi, la philosophe n'acceptera pas une telle violence à l'égard de sa pensée, elle parlera d'une « meute » à ses trousses et d'un « assassinat moral ». Avec le recul, le poids des événements et des horreurs passées, on ose imaginer que le problème majeure d'Hannah Arendt est d'avoir voulu théoriser trop vite ce monde qui la contrainte à se déchirer perpétuellement. Elle est la première a avoir posé l'inévitable question : le génocide peut-il recommencer ?

 

L'avenir est un long passé où les erreurs de jadis viennent se reproduire à l'aveuglette. Avec le temps, on est capable de remercier Hannah Arendt, sa lucidité désespérée et son désir d'affronter en permanence l'affreuse vérité. Avec le temps, la lecture de cette biographie, souvent empreinte d'admiration pour la philosophe, mais aussi la femme, l'amoureuse, l'amie apparaît comme nécessaire pour débuter la découverte de la pensée d'Hannah Arendt mais aussi pour saisir toute la complexité du siècle passé. Souvent attaquée par les autres, souvent corrompue par sa ténacité, Hannah Arendt s'avère être toutefois, au fil des pages et des années, une bricoleuse de génie, qui ose sans arrêt penser à l'impossible dans un monde qui a réalisé l'inimaginable. Elle ne cessera jamais de mettre l'action de la pensée au cœur de son travail, de sa vie. Elle se passionnera toujours pour ce dialogue silencieux entre soi et soi-même qui s'exécute au plus profond de chacun d'entre nous. Elle pensera à tout, le chaos du monde, les droits de l'homme, les totalitarismes, la démocratie. Tout. Hannah pense les événements, les tragédies dont elle a été victime. Elle ne se posera jamais comme victime mais toujours en militante. Jamais militante d'un parti ou d'une idée. Non, une militante de la vie de chaque instant dotée d'un courage exceptionnel et d'une lucidité admirable. Aux notions de destin et d'inéluctabilité, elle préférera de loin la foi en l'homme, l'idée que tout est toujours possible et que la résistance est à la portée de chacun.

 

Si la philosophie est éternelle, la philosophe elle doit quitter le monde sur lequel elle a tant philosopher. La fin approche, et comme dans chaque biographie de Laure Adler, la vieillesse, la mort qui rode sur le sujet concerné amènent des émotions d'une rare intensité chez le lecteur. Hannah voit des visages familiers disparaître. Maris, amis, tous s'en vont et elle, malgré sa grande vivacité intellectuelle, part peu à peu les rejoindre. En bonne heigderienne qu'elle était, Hannah Arendt savait que vivre c'était savoir mourir. Cinq ans avant sa disparition, elle écrivait : « La mort est le prix que nous payons pour la vie, pour le fait d'avoir vécu ». Hannah a vécu, et s'en est allée paisiblement en laissant sur son bureau un dernier ouvrage La Vie de l'Esprit. Cet esprit fut sa vie, la philosophie fut sa seule manière de vivre. Outre l'amour et l'amitié qui lui étaient chers, elle pratiqua la philosophie comme un art du savoir-vivre. Un art que chacun devrait pratiquer de temps en temps. Telle est la morale de cette biographie complète et admirative de l'œuvre et de la pensée d'Hannah Arendt. « Penser, c'est vivre. Vivre, c'est penser. Pas de pensée sans prise de risque » apprenait-elle, jeune étudiante sur les bancs de l'Université, avant que le monde se perd dans les méandres d'une pensée nauséabonde. C'était il y a 80 ans, c'était hier, ça peut être demain.

 

Dans les pas d'Hannah Arendt de Laure Adler (Gallimard)

Tag(s) : #Littérature
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